Selon une étude de l'Ifop, un Français sur dix envisagerait sérieusement qu'«il est possible que la Terre soit plate et non pas ronde comme on nous le dit depuis l'école». Pas moins de 35 % des sondés ne sont pas encore certains que le réchauffement climatique provient de la seule activité humaine. Un Français sur deux (55 %) considérerait que le ministère de la Santé pourrait être complice de l'industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité de la nocivité des vaccins à la population. Un sur trois penserait que le sida a été inventé en laboratoire.
Les résultats de la vaste enquête sur le complotisme publiés lundi par la Fondation Jean-Jaurès et l’observatoire Conspiracy Watch font froid dans le dos. L’étude, réalisée par l’Ifop via un questionnaire en ligne les 19 et 20 décembre, porte sur un échantillon de 1 252 personnes de plus de 18 ans, ce qui en fait l’enquête d’opinion sur le complotisme la plus importante jamais réalisée en France. Il en ressort un chiffre affolant : 79 % de la population française adhérerait à au moins une des thèses complotistes les plus répandues : de la Nasa qui fabrique des images de l’alunissage de la mission Appolo, à l’existence d’un Nouvel Ordre mondial qui régirait le monde en secret… la compromission de la CIA dans l’assassinat de JFK faisant partie du lot. Certes, fantasmer une vérité autre que la version «officielle» d’un événement choquant est un vieux réflexe humain : la tendance à attribuer spontanément des raisons exceptionnelles à un fait exceptionnel permet de lui donner du sens et un cadre rassurant. Les chercheurs s’accordent d’ailleurs pour considérer que les «complotistes» sont plus rationnels qu’on ne l’imagine, qu’ils se considèrent plutôt comme des «chercheurs de vérité».
Génération «post-vérité»
Mais l’étude de l’Ifop montre une France fragmentée par un vrai conflit de générations : les moins de 35 ans sont quatre fois plus nombreux (21 %) à adhérer à au moins sept théories du complot connues que les plus de 65 ans. D’un côté une population jeune, biberonnée à la culture de la «post-vérité» d’un Internet qui s’est toujours positionné en contre-espace public, légitimant la vox populi au niveau de toute autre source d’information acceptable. Et de l’autre des seniors socialisés durant une époque plus respectueuse des institutions, avec une colonne vertébrale idéologique plus marquée. Peut-être aussi parce qu’ils ont plus d’expérience, ces plus de 65 ans résistent mieux à l’appel complotiste.
Ce qui les réunit est tout autant problématique : une défiance commune envers la presse traditionnelle. Seul un Français sur quatre considère que «les médias restituent correctement l'information et sont capables de se corriger quand ils ont commis une erreur». Un sur dix considère que «le rôle des journalistes est essentiellement de relayer une propagande mensongère nécessaire à la perpétuation du "système"».
Qui est coupable du phénomène ? Personne. Tout le monde. La modernité. Car elle nourrit le complotisme. Souvenez-vous : le 7 janvier 2015, peu après l'attaque des frères Kouachi contre Charlie Hebdo, un nombre incalculable de théories remettant en cause les informations données par la police et les médias avait fleuri sur Internet, à mesure que les internautes s'improvisaient enquêteurs ou journalistes participatifs. Le phénomène n'avait rien de nouveau, mais à l'époque, la vitesse avec laquelle ces thèses s'étaient répandues, jusque dans les salles de classe, avait impressionné les pouvoirs publics. Le gouvernement Hollande avait réagi en interrogeant les spécialistes de la question, et avait conclu qu'il fallait intégrer cette nouvelle donne à son action. Via des campagnes de prévention et un plan pour l'Education nationale afin de tenter «d'entraver l'adhésion aux théories du complot» des plus jeunes. Ce qui pourrait prendre du temps. La lecture de l'étude de l'Ifop révèle que «rien ne laisse supposer une inversion de la vapeur» pour cette génération qui vient, estime Rudy Reichstadt, membre de l'Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès et fondateur du site Conspiracy Watch.
Une Pêche assez maigre
Avec cette enquête menée trois ans après les attentats de Charlie, les deux organismes ont cherché à estimer le niveau actuel de la contamination complotiste, tout en identifiant le profil de ceux qui sont les plus enclins à y croire. L'Ifop a confronté les sondés à une dizaine d'énoncés complotistes, allant de la négation du réchauffement climatique à la «théorie du grand remplacement» - 48 % des sondés étant plutôt d'accord ou tout à fait d'accord avec cette thèse imaginant une stratégie volontaire de substitution de la population française «de souche» par les immigrés extra-européens -, en passant par la «théorie des chemtrails», selon laquelle les traînées blanches créées par le passage des avions dans le ciel sont composées de produits chimiques délibérément répandus dans l'air pour empoisonner les populations à des buts de manipulation (20 % des personnes interrogées souscrivent plus ou moins à cette idée).
L'institut a d'abord demandé aux sondés s'ils avaient entendu parler de ces théories, puis s'ils y adhéraient. Il a ensuite comparé les résultats à des critères de classification des personnes interrogées : âge, profession, niveau d'études, lieu d'habitation, proximité politique et vote à la dernière présidentielle (à noter que le vote Asselineau n'a pas été comptabilisé à cause du manque de personnes sondées qui remplissaient ce critère). L'institut de sondage a également cherché à savoir s'il pouvait y avoir un lien entre le sentiment de valorisation de soi et l'adhésion au complotisme (des gens en échec personnel vont avoir tendance à s'exonérer de leurs responsabilités en cherchant d'autres explications). Et enfin si les moyens d'information utilisés par les Français pouvaient être un facteur explicatif pertinent, partant du principe que les personnes qui comprennent mal l'environnement dans lequel elles évoluent ont une tendance plus prononcée à minimiser le poids du hasard dans la marche des événements. La pêche a été relativement maigre. Seuls les critères d'âge (plus on est jeune, plus on est susceptible de verser dans le complotisme) et d'appartenance politique (plus on vote aux extrêmes, plus on y est sensible) apparaissent vraiment concluants. L'étude de la Fondation Jean-Jaurès et de Conspiracy Watch relève ainsi que les deux candidats à la dernière présidentielle «à avoir le plus capté les suffrages des "complotistes endurcis" [selon la formulation de Rudy Reichstadt, ndlr] sont Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen».«Cela confirme un constat déjà mis en évidence dans d'autres études, explique-t-il. Les sympathisants d'extrême droite et d'extrême gauche sont plus enclins que les autres à verser dans la théorie du complot».
Des doutes
Au-delà de son indéniable intérêt, on peut faire trois reproches méthodologiques à l'étude -assez classiques quand il s'agit de sondage. D'abord de ne pas avoir proposé aux sondés de choix «ne sait pas» ou «ne se prononce pas». Pourquoi ainsi imposer à quelqu'un d'être d'accord ou non avec une thèse si on lui interdit de ne pas la connaître ? Sans avoir le choix de la balayer ? Par ailleurs, l'étude propose une gradation aux sondés dans leur réponse : je ne suis «pas du tout d'accord» ou «tout à fait d'accord», etc., avec telle ou telle thèse exposée. Ce qui revient à contraindre le sondé à évaluer le degré de crédibilité qu'il accorde à une théorie et donc de lui accorder plus de crédit qu'il ne le ferait si on lui demandait simplement de répondre «oui, j'y crois» ou «non, je n'y crois pas» (ce qui ne veut pas automatiquement dire qu'il y adhère à 100 %). Quand on déduit de l'enquête que 55 % des Français accréditent la thèse d'une complicité entre le ministère de la Santé et l'industrie pharmaceutique, en réalité le chiffre n'est que l'addition des «plutôt d'accord» (38 %) et des «tout à fait d'accord», ces derniers qui adhèrent totalement à la thèse n'étant en réalité que 17 %. De même quand on dit qu'un Français sur trois pense qu'Al-Qaeda et Daech sont manipulés par les services secrets occidentaux : seuls 7 % des sondés adhèrent totalement à cette idée.
Enfin autre écueil : la formulation des questions. Les thèses complotistes proposées aux sondés sont exposées de façon simpliste et certaines questions sont tournées de telle sorte qu'elles peuvent faire douter les personnes interrogées. Demandez à quelqu'un s'il est «certain que le réchauffement climatique est un problème causé principalement par l'activité humaine» ou si «on ne sait pas encore clairement s'il provient de l'activité humaine ou des rayonnements solaires»(comme le fait successivement l'étude), et il aura tendance à envisager la deuxième proposition comme une possibilité, car la question l'a fait douter. Et le complotisme se nourrit du doute.