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Libération
Récit

Liberté sexuelle : une tribune qui importune

Harcèlement sexuel, viols: la parole libérée?dossier
Le texte publié dans «le Monde» et cosigné par Catherine Deneuve dénonce le «puritanisme» qui accompagnerait la libération de la parole des femmes, provoquant une vague d’indignation.
Lors d’une manifestation contre le harcèlement et les agressions sexuelles, le 29 octobre place de la République à Paris. (Photo Cha Gonzalez)
publié le 10 janvier 2018 à 20h26

Droite dans ses bottes, sûre de ses écrits. Même si elle répète «entendre tout à fait la souffrance des femmes victimes de harcèlement sexuel», Sarah Chiche en est certaine : «Il y a d'autres femmes qui n'en font pas une maladie à vie.» Ecrivaine, psychologue et psychanalyste, Sarah Chiche est l'initiatrice de la tribune parue mardi dans les pages Débats du Monde. Une centaine de signataires, dont les écrivaines Catherine Millet et Catherine Robbe-Grillet, les journalistes Abnousse Shalmani et Peggy Sastre, ainsi que la directrice du magazine ultraconservateur Causeur (à qui l'on doit entre autres une hallucinante une sur le «harcèlement féministe»), y défendent «une liberté d'importuner, indispensable à la liberté sexuelle».

Trois mois après la révélation de l'affaire Weinstein, du nom de cet influent producteur accusé par de nombreuses femmes de harcèlement sexuel, le moins que l'on puisse dire, c'est que ce texte s'inscrit à contre-courant des hashtags #MeToo et #BalanceTonPorc. L'actrice Catherine Deneuve, signataire, y partage une nouvelle fois sa désapprobation de ce mouvement, qu'elle qualifiait déjà à l'automne de «délation», dans l'émission Quotidien. «Le viol est un crime. Mais la drague insistante ou maladroite n'est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste», assure le texte. Ses signataires s'insurgent contre un «puritanisme» qui enfermerait les femmes dans «un statut d'éternelles victimes» et dénoncent une «campagne de délations et de mises en accusation publiques d'individus». Pis, on assisterait à une forme de «justice expéditive» qui aurait déjà fait des victimes : des hommes poussés à la démission «alors qu'ils n'ont eu pour seul tort que d'avoir touché un genou».

«On a voulu dénoncer les excès : les hommes pointés du doigt publiquement pour avoir osé envoyer un texto un peu insistant, ou tenter de voler un baiser en soirée… Quelque part, tout est mis sur le même plan : drague lourde, baiser volé, et viols», tente d'expliciter Sarah Chiche, qui poursuit : «On souhaitait faire entendre une autre parole, qui consiste à dire qu'on peut combattre autrement qu'en brandissant son traumatisme en étendard.»

«Haine des hommes»

Elle et ses coauteures fustigent un féminisme qui prend «le visage de la haine des hommes» et constituerait une menace pour le flirt, pour la drague, et donc pour la liberté sexuelle. «Pour pouvoir dire non à un homme, encore faut-il qu'il puisse formuler une proposition, non ?» questionne Sarah Chiche. Mais les femmes ne peuvent-elles pas aussi passer à l'offensive ? La quadragénaire admet avoir omis ce fait.

Dès sa parution, la tribune a suscité un torrent de réactions indignées et au sein du quotidien du soir, de «vifs échanges». Certaines signataires, qui ne souhaitent pas être citées, ont aussi exprimé un certain embarras face à un texte qui «mélange un peu tout». De nombreuses internautes ont riposté en racontant, crûment, le traumatisme engendré par des agressions qui vont bien au-delà de cette «liberté d'importuner» présentée comme acceptable. Certains ont également accusé les auteures de faire partie d'une élite «déconnectée de la réalité». «Je vis à Barbès, alors vous savez, des mains aux fesses, j'en ai pris… Et alors ? Je passe mon chemin», balaie d'un revers de main Sarah Chiche. Et de citer Christine Angot : «Je ne suis pas toujours d'accord avec ce qu'elle dit, mais je partage son point de vue quand elle dit que quand on a été victime d'un viol ou d'un inceste, on se débrouille.»

Pour plusieurs militantes féministes, de tels propos contribuent à une grave banalisation des agressions sexuelles. Ainsi, dans un long texte mis en ligne mercredi sur le site de France Info, une trentaine d'entre elles, dont Caroline De Haas, les journalistes Lauren Bastide et Giulia Foïs, la présidente des Chiennes de garde, Marie-Noëlle Bas, ou encore la psychiatre Muriel Salmona, déplorent une tentative de «refermer la chape de plomb soulevée par l'affaire Weinstein». «Dès que l'égalité avance, même d'un demi-millimètre, de bonnes âmes nous alertent immédiatement sur le fait qu'on risquerait de tomber dans l'excès. L'excès, nous sommes en plein dedans», écrivent-elles, rappelant que chaque jour «des centaines de milliers de femmes sont victimes de harcèlement».

«Cette tribune, c'est un peu le collègue gênant ou l'oncle fatigant qui ne comprend pas ce qui est en train de se passer», poursuivent-elles. L'indignation a aussi gagné les politiques : l'ancienne ministre des Droits des femmes Laurence Rossignol a fustigé une «gifle à l'encontre de toutes les femmes qui dénoncent la prédation sexuelle», signée par «un regroupement d'antiféministes patentées», quand sa successeure Marlène Schiappa met en garde contre un discours «dangereux». Outre la défense de cette «liberté d'importuner», la tribune épingle une «vague purificatoire» qui contaminerait le monde de l'art, «dans la confusion de l'homme et de l'œuvre», citant notamment les protestations contre la rétrospective récemment consacrée (et contestée) à Paris de l'œuvre de Roman Polanski.

«Panique morale»

«Tout est parti d'une discussion édifiante avec mon éditrice, contextualise Sarah Chiche. Elle estimait notamment qu'on aurait sans doute du mal, de nos jours, à publier la Vie sexuelle de Catherine M. et trouvait que mes personnages féminins n'étaient pas assez marqués par leurs traumatismes. Pour moi, il y a un parallèle flagrant entre cette censure artistique et le vent de panique morale auquel on assiste, tout cela participe d'un même mouvement, d'un vent mauvais venu du trumpisme.» Quitte à catapulter le président américain dans le débat, rappelons qu'il est l'auteur de cette mémorable citation à propos des femmes : «Quand tu es une star, elles te laissent faire. Tu fais tout ce que tu veux, tu peux même les attraper par la chatte.» Liberté d'importuner ?