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Et maintenant ?

Notre-Dame-des-Landes : l'étrange sentiment de victoire des habitués à la défaite

Notre-Dame-des-Landes, l'aéroport enterrédossier
Dans la zone champêtre au nord de Nantes, les zadistes ont hésité à faire éclater leur joie, et redoutent même un éventuel coup tordu, après l'annonce de la non-construction de l’aéroport.
Notre-Dame-des-Landes, le 17 janvier 2018. (Photo Cyrill Zannettacci)
publié le 18 janvier 2018 à 12h20

Comment gagner quand on est de gauche et/ou écologiste et/ou progressiste, c’est-à-dire le plus souvent condamné à la défaite ? Avant de lancer la musique et les bières locales dans la ferme de la Vache-Rit, leur point de ralliement, pour une fête qui s’est étendue tard dans la nuit, les paysans, militants et riverains de Notre-Dame-des-Landes ont d’abord hésité à laisser éclater leur joie après l’abandon, par le gouvernement, du projet d’aéroport sur cette zone champêtre au nord de Nantes.

«C'est drôle, c'est la première fois que je gagne quelque chose», dit une femme, la soixantaine. Elle cherche dans sa mémoire de luttes et trouve néanmoins un précédent, au Pellerin, cette commune voisine de Loire-Atlantique qui devait faire place à une centrale nucléaire, avant l'intervention de François Mitterrand en 1981. «Cette fois, c'est Macron qui nous sort de là. Ça fait un peu chier mais on ne va pas se plaindre ! S'il était là, je l'embrasserais !» La militante trouve souvenir d'un autre succès écolo en 1997 : le renoncement du gouvernement à bâtir la centrale du Carnet qui devait remplacer celle du Pellerin – arbitrage rendu par le frais nommé Premier ministre Lionel Jospin. Depuis ? «Rien. Et sur le plan national, c'est pire, constate un zadiste trentenaire. On a perdu toutes les luttes depuis le projet CPE [Contrat première embauche, ndlr] de 2005».

«La mariée est un peu trop belle»

Certains se méfient d'un éventuel coup tordu : «La mariée est un peu trop belle», s'étonne un agriculteur des environs, accouru avec ses deux enfants. D'autres prononcent les noms des camarades morts depuis le début de la contestation, ceux «grâce à qui ce moment est possible mais qui ne peuvent pas voir ça». D'autres ont peur d'afficher leur sentiment, surtout devant les dizaines de caméras et objectifs photo : «S'il vous plaît ! Pas de triomphalisme !» Ils se méfient des mots et des symboles de la victoire, qui sonnent capitalistes, qui ne pourraient plus appartenir qu'aux gouvernements et lobbys du BTP que les «zadistes» combattent en France ou ailleurs. Ils ont aussi le poids du futur au-dessus du crâne : que faire de ces terres ? Les militants s'accrochent aux graines qu'ils ont semées : «Nous devons continuer à créer et expérimenter de nouveaux projets de vie.»

Le mot «gagner» est venu en premier d'un de leurs adversaires, le sénateur (LR) Bruno Retailleau, d'abord hostile puis chaud partisan de l'aéroport, et qui a annoncé le retrait du projet avant l'intervention du Premier ministre, Edouard Philippe. Les zadistes s'amusent : «C'est bien la première fois que Retailleau a raison !» Eux préfèrent employer le mot de «joie» et de «soulagement» que celui de «victoire». Ils laissent la bataille sémantique aux politiques, qui, jeudi matin, se déchiraient encore pour savoir si cet acquis des altermondialistes était vrai, pas vrai, semi-vrai ou vrai aux deux cinquièmes – Christophe Castaner, porte-parole du gouvernement, ajoute à la confusion des interprétations, affirmant que «les zadistes n'ont pas gagné».

Machette et bouteille de champagne

Après l'annonce de la nouvelle, mercredi au journal de 13 heures, les combattants de Notre-Dame ont laissé deux cartes postales pour les télés et les magazines, deux images de cette «victoire» qu'ils ne nomment pas et savourent sans l'étaler. La première au sommet de La Rolandière, leur QG coiffé d'une tour-vigie. Ils sont montés au mât comme des pirates, l'un d'eux brandissant une machette et une bouteille de champagne. Leur banderole se déploie, minimaliste : «Et toc !» Les zadistes chantent et poussent des youyous. Allument des fusées tels les navigateurs qui rentrent au port après un tour du monde. Une militante interpelle la cinquantaine de journalistes en contrebas. Un autre a une pensée pour le ministre de la Transition écologique, Nicolas Hulot, tout en riant des clichés autour de la gauche crasseuse : «Maintenant, on va enfin pouvoir se laver… avec du Ushuaïa !»

Le second tableau, c'était à la Vache-Rit. La ferme de la famille Fresneau, menacée d'expropriation et qui se bat de père en fils. Lieu où des figures historiques du mouvement lisent un texte à tour de rôle pour rappeler les enjeux futurs. On y croise paysans, zadistes et autres manifestants. Ils reparlent des moments durs, le froid l'hiver dans les cabanes, les bulldozers lancés contre eux par le gouvernement de Jean-Marc Ayrault en 2012 lors de l'opération César. «Maintenant, on n'aura plus cette pointe d'angoisse», dit un zadiste, prénommé Camille, comme tout le monde ici. Il y a de la fête paysanne dans cette soirée qui débute. Retrouvailles, légèreté : c'est peut-être cela gagner.

On dirait le générique d'un film. «Non, il y a un nouveau chapitre qui s'ouvre», dit un homme de presque 70 ans. Ce Slovaque s'est installé dans le bocage depuis 2009. Il se fait appeler «Maquis . Il s'est battu lors du Printemps de Prague en 1968 ou plus récemment contre le projet d'autoroute reliant Moscou à Saint-Pétersbourg (le maître d'œuvre désigné s'appelait Vinci, comme à Notre-Dame-des-Landes). Maintenant, il s'en va «vers d'autres luttes». Au volant d'une fourgonnette, il fait crier le klaxon. Maquis ne cache pas qu'il est heureux : «Quand je mourrai, il y aura un sourire sur mon visage.»