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Tribune

Faux témoignage du #Ernottegate : ne laissons pas le FN nous troller

BuzzFeed répond à «Libération» concernant le débat «fake news ou parodie ambiguë» consécutif au montage vidéo publié par David Rachline durant la campagne présidentielle. Le responsable frontiste entendait ainsi réagir à une enquête d'«Envoyé spécial».
Capture d'écran de la page Facebook de David Rachline diffusant une vidéo parodiant «Envoyé spécial». (Photo DR)
par Jules Darmanin, journaliste à Buzzfeed France
publié le 19 janvier 2018 à 12h44

BuzzFeed avait-il raison de dire que le Front national a créé une fake news? La rubrique Désintox de Libé  ne le pense pas. Selon elle, le #Ernottegate était une parodie, une réponse guère inspirée à un reportage diffusé pendant la campagne. Et notre site, qui fait du fact-checking depuis des années, aurait été mal avisé de lui donner autant d'importance. A l'heure où l'exécutif envisage de légiférer sur ces questions, ce billet ouvre un débat auquel nous souhaitons contribuer: quelle réalité revêt le terme de fake news, ou – le terme est peut-être moins galvaudé en français – de «fausse information»?

Résumons l'objet de l'enquête et de notre désaccord en quelques lignes. Le 16 mars 2017, une enquête d'Envoyé spécial fait intervenir un témoin, de dos, dont la voix a été anonymisée. Il raconte les «blagues» et propos négationnistes et antisémites qui circuleraient parmi les «hommes de l'ombre» de Marine Le Pen, comme Frédéric Chatillon ou Axel Loustau (Frédéric Chatillon avait annoncé à l'époque qu'il porterait plainte pour diffamation). Le lendemain, David Rachline, directeur de campagne de la candidate frontiste, tweete une vidéo calquée sur l'interview anonyme d'Envoyé spécial: dans la pénombre, la voix trafiquée, un faux employé de France Télévisions explique que Delphine Ernotte a été nommée à la tête du groupe pour favoriser les candidatures de Hollande puis de Macron en faisant pression sur ses rédactions. Notre enquête montre que cette vidéo a été fabriquée par le FN et que c'est un prestataire du parti proche de Frédéric Chatillon et de Marine Le Pen qui interprète le faux témoin à l'écran.

Pour les fact-checkeurs, pour les journalistes qui connaissent les modes de production de l'information, pour les militants qui suivent la campagne présidentielle au jour le jour, cette vidéo apparaîtra comme une réponse parodique au reportage d'Envoyé spécial. Ou comme un contre-feu balancé pour embrouiller tout le monde. Divers médias évoquent d'ailleurs le caractère parodique de la vidéo, comme le rappelle Libé : LCI, Le Lab d'Europe 1 et RT France. Et pointent les indices qui vont dans ce sens, comme ce tweet ironique de David Rachline, ou les pirouettes du même responsable quand on l'interroge sur la provenance de la vidéo.

Mais il y a un truc qui coince. S'il s'agissait d'une parodie, pourquoi la vidéo est-elle sérieuse de bout en bout, sans élément ni humoristique ni complètement caricatural dans le témoignage du faux employé? Pourquoi avons-nous senti comme une gêne au FN, où personne n'a accepté de nous répondre, quand on les a interrogés sur l'origine de cette vidéo? Pourquoi les porte-parole du parti ont-ils attendu que notre article soit publié pour parler de «parodie»? Pourquoi le FN n'a-t-il jamais reconnu que la vidéo avait été produite en interne?

Il y a une réponse à ces questions : le but premier du Front national n'était pas de dénoncer par l'humour ou par la caricature les méthodes d'Envoyé spécial. Son but était de répandre une fausse information, tout en faisant mine de rien. Crosscheck, un projet de fact-checking interrédactions (auquel ont participé BuzzFeed France et Libération), a ainsi publié un article présentant la vidéo comme «douteuse», un terme qui indique qu'il n'y avait pas assez d'éléments factuels pour la présenter comme fausse.

La publication Facebook de David Rachline, partagée à 4 500 reprises loin des journalistes et de Twitter, montre une volonté très nette de tromper ses sympathisants. Aucune ironie n'est décelable dans son message : «L'effrayante vérité sur l'émission Envoyé spécial et la directrice de l'information de France Télévisions, Madame Delphine Ernotte, soutien de François Hollande et d'Emmanuel Macron !», titre le directeur de campagne. On est loin du Gorafi, et la manipulation marche. Des milliers de sympathisants FN partagent au premier degré une publication qui finira sur le mur de leurs amis, parmi lesquels on trouvera forcément quelques électeurs indécis. La vidéo est aussi partagée, avec le même premier degré, par le sénateur FN Stéphane Ravier ou par le vice-président du FN de l'époque Steeve Briois. Les centaines de commentaires sous ces publications montrent que les sympathisants FN ne prennent pas cette vidéo pour une parodie. La vidéo quitte alors le Web pour devenir un argument lors des repas de famille ou des discussions entre amis. D'autant que les théories du complot qui ciblent les médias ont souvent un certain succès en ligne.

Plus généralement, il me semble sain de se demander à qui le second degré profite. Le Front national nous a trollé, pas seulement en parodiant France 2, mais aussi en nous obligeant à composer avec leur communication ambiguë. A l'exception de RT, qui a mis les pieds dans le plat en parlant de faux témoignage, LCI a parlé de «riposte savamment orchestrée», Le Lab d'une «très étrange interview». Auprès de Crosscheck, les représentants d'Envoyé spécial avaient jugé bon de préciser que la vidéo ne venait pas de chez eux.

Oui, les responsables du FN ont joué la parodie sur Twitter et dans leurs textos aux journalistes. Mais ils ont aussi produit une fausse information, ou «fake news», en sachant qu'ils allaient trouver, notamment sur Facebook, des électeurs crédules prêts à partager une vidéo pas très fine mais à la réalisation professionnelle. Prenons les politiques au sérieux, et n'oublions pas le premier degré, même lorsqu'il se cache derrière le second.