La victoire écrasante des nationalistes corses aux élections territoriales vient d’être prononcée. Sous le chapiteau de la place du Marché de Bastia, l’ambiance est étonnamment sereine. De liesse, il n’y aura pas vraiment en ce jour de décembre. Comme si les années et les triomphes politiques successifs conféraient désormais au nationalisme un goût d’évidence. Vertigineux lorsque l’on imagine qu’il y a tout juste vingt ans un commando abattait un préfet à Ajaccio, Claude Erignac, au nom de la lutte de libération nationale.
Soudain, la sono s'agite et se met à cracher à plein volume les premières notes de Mi ne vogu, chanson pop nustrale devenue l'hymne de campagne des «natios». Une fillette attrape sa mère par la manche et lui crie, suppliante : «Maman, maman, il y a Gilles ! On y va !» En Corse, de l'employé municipal aux adversaires politiques, tout le monde donne en effet du «Gilles» au charismatique président de l'exécutif. Il ne se trouve guère que les autorités préfectorales pour saluer d'un cérémonieux «Monsieur Simeoni» l'avocat bastiais. «Accessible», «chaleureux», «intelligent»…
Sacs de sable
Difficile de ne pas être noyé sous l'éloge lorsque l'on évoque Gilles Simeoni. A 50 ans, il entend guider son île sur la voie de l'émancipation. Ce lundi, il rencontre le Premier ministre, Edouard Philippe, afin d'aborder les principaux dossiers, de la co-officialité de la langue corse au rapprochement des prisonniers. Classé «personnalité préférée des Corses» dans les sondages – rare pour un politique par les temps qui courent –, Simeoni a grandement participé à rendre les nationalistes fréquentables. Fini le temps où ils étaient qualifiés de «poseurs de bombes». Charmeur, expansif, le président de l'exécutif dort peu, travaille beaucoup, mais trouve quand même le temps de faire (souvent) la fête dans les bars de Bastia et d'Ajaccio. Comme le 10 décembre, soir de la victoire aux territoriales, où il a sorti les journalistes jusqu'à pas d'heure, instaurant une proximité singulière. «Il a un excellent contact avec les gens, il est très populaire, et à juste titre», commente, sans fioritures, le peu expansif Jean-Guy Talamoni, président de l'Assemblée de Corse et leader de la mouvance indépendantiste. «Simeoni a carrément révolutionné la manière de faire de la politique en Corse, ose Julien Morganti, jeune élu municipal à Bastia et opposant à la majorité nationaliste. On a tous été obligés de se plier à son calendrier, même contraints et forcés.»
La route, pourtant, a été longue pour le juriste et docteur en science politique qui ne se destinait pas à faire carrière dans le milieu. Le nationalisme corse, Gilles Simeoni est tombé dedans dès l’enfance. Son père, Edmond, est une légende du mouvement. En 1975, jeune médecin, il mène l’occupation de la cave viticole d’Aléria, première action spectaculaire de la mouvance autonomiste et événement fondateur du nationalisme corse. Deux gendarmes sont tués lors de l’assaut, un occupant est blessé et le docteur Simeoni écope de cinq ans de prison. Ses enfants connaîtront les visites aux parloirs de Fresnes et de la Santé, puis les années d’angoisse, les sacs de sable placés devant la porte de la maison pour atténuer l’onde de choc en cas de plastiquage. Pas forcément de quoi susciter une vocation… C’est d’ailleurs vers l’avocature que Gilles Simeoni va d’abord se tourner.
«Une des plus Belles plaidoiries»
En 1994, après des études de droit à Aix-en-Provence, il prête serment et commence à exercer à Bastia. La cause familiale n'est jamais bien loin, les nationalistes corses étant nombreux à frapper à sa porte pour être défendus. En 2007, Simeoni plaide pour Yvan Colonna devant la cour d'assises spéciale de Paris. En binôme avec le bâtonnier Antoine Sollacaro (assassiné en octobre 2012 à Ajaccio), il tempête pour démontrer aux magistrats professionnels l'innocence du berger de Cargèse. «Il défend son client avec le naturel et la sincérité qu'on lui connaît dans la vie, décrit Philippe Dehapiot, avocat et ami de Simeoni. Il a fait durant le premier procès Colonna l'une des plus belles plaidoiries qu'il m'ait été donné de voir.» Toutefois, les trois audiences accouchent de la même sentence : la réclusion criminelle à perpétuité. «L'affaire Colonna a été une énorme déception pour lui, témoigne son associée, Cynthia Costa-Sigrist. Il y a vraiment cru, il s'est investi corps et âme dans le dossier.» Lequel lui vaudra une renommée nationale, la reconnaissance de ses pairs et la promesse d'une brillante carrière. Qu'il abandonnera – «douloureusement», assure-t-il - pour se lancer en politique.
Les débuts ne sont pas de tout repos : en 2008, le courant indépendantiste est majoritaire au sein du nationalisme corse, mais Gilles Simeoni décide de prôner la «lutte institutionnelle». La conséquence ? Tourner définitivement le dos à la violence clandestine. «Quand je me positionne sur cette ligne, explique-t-il, c'est parce que je pense que c'est une condition sine qua non pour qu'on avance, pour que les Corses nous fassent confiance. A l'époque, je me dis : on peut durer cinquante ans comme ça, mais on n'arrivera jamais à gagner. Ma trajectoire personnelle a aussi pesé dans la balance. Comme enfant, adolescent, étudiant puis avocat, j'ai été confronté au militantisme, à l'engagement et aux aspects les plus durs de la lutte.» Ce choix lui vaut l'opprobre de la frange la plus radicale du mouvement nationaliste. Des drapeaux tricolores sont collés sur ses affiches de campagne – ce qui n'est pas un compliment –, et le Front de libération nationale corse (FLNC) l'accuse de traîtrise dans le tract qui annonce le dépôt des armes en juin 2014. Lui tient bon et trace sa route, osant même une alliance exotique droite-gauche-nationaliste pour ravir la même année la mairie de Bastia au clan Zuccarelli. L'impossible s'est enfin produit, même si le mariage fait long feu.
Climat de Dégagisme
Sur l'île, la conquête de la mairie de Bastia est considérée comme le déclic ayant mis les nationalistes sur la voie royale. Exclus de la coalition, les indépendantistes apparaissent soudain isolés. Gilles Simeoni profite de surcroît du climat de dégagisme qui se manifeste à l'égard des dynasties politiques (les Zuccarelli, mais aussi les Rocca Serra, les Giacobbi) pour s'imposer définitivement. A Paris, son habileté épate. Deux cadres successifs du ministère de l'Intérieur sont contraints de reconnaître son talent, même s'ils déplorent, de concert, «l'identitarisme porté par les "natios"» : «Simeoni a su gagner le rapport de force politique insulaire. Talamoni, moins libéral mais plus réac, l'a compris et s'est rangé sous sa coupe. Sans Gilles Simeoni, la question corse ne serait pas revenue aussi vivement sur le devant de la scène. Il incarne la Corse moderne, pas celle des vieilleries.»
«Simeoni a réussi à incarner des concepts qui lui sont propres et qui pourraient sembler inconciliables, reprend Julien Morganti. Gilles, ce n'est pas le "ni-ni", mais le "mi-mi" : mi-bobo mi-paysan, mi-urbain mi-rural, mi-autonomiste mi-républicain. Il est à la fois la force et la faiblesse du mouvement : de mon point de vue, ce n'est pas le triomphe du nationalisme auquel on assiste aujourd'hui, mais celui du simeonisme.»
Revendications historiques
Installé dans un bureau de la villa Ker Maria, à la sortie nord de Bastia, le patron de la région fait la moue lorsqu'on le confronte à cette analyse. S'il admet volontiers que la société corse fonctionne sur le principe «d'une relation personnalisée aux gens et au pouvoir», et ne nie pas son rôle de leader, il pense que«l'attente immense des Corses est fondamentalement politique et collective […], qu'elle ne se résume surtout pas à [sa] personne». Une humilité de bon aloi pour celui qui considère que «le combat pour la reconnaissance des droits du peuple corse n'est pas terminé».
En dépit du raz-de-marée électoral de décembre, le gouvernement ne semble en effet pas disposé à lâcher du lest sur les revendications historiques des nationalistes. «Nous sommes toujours dans un bras de fer avec l'Etat, et il se pose en termes de survie, estime Gilles Simeoni. Pour l'instant, nous avons bien compris qu'il y avait fermeture sur tout. Nous attendons de voir ce que vont dire le Premier ministre et le président de la République. Mais nous ne pouvons pas accepter de mourir, de renoncer à ce que nous sommes. Il faut que Paris l'entende.»
Très attendu, Emmanuel Macron se rendra en Corse le 6 février, vingt ans jour pour jour après l'assassinat du préfet Erignac. Lors de son discours d'investiture à la tête de la collectivité, Gilles Simeoni avait lancé au président de la République : «Il peut être aujourd'hui, s'il en a la volonté, l'homme d'Etat qui ouvrira la voie à une solution politique négociée permettant de tourner définitivement la page du conflit.»