Eric Vuillard, primé au Goncourt 2017 pour son ouvrage l'Ordre du jour, se rendra ce jeudi soir à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Pas pour une séance de dédicaces, ni une conférence en chaire : trop vertical, trop commercial. L'agenda en ligne de la «zone à défendre» mentionne une «rencontre-débat» sur les coups de 20 heures à la Rolandière, un des points emblématiques de cet ensemble de champs et forêts au nord de Nantes, débarrassé de son projet d'aéroport depuis la décision du Premier ministre, Edouard Philippe, le 17 janvier. «Un prix Goncourt sur la ZAD, c'est un pied de nez», s'amuse une porte-parole de la communauté. Mais à qui ou à quoi ? Aux puissants, idée générique, réalité combattue aussi bien par l'auteur de 49 ans que les 200 militants alter encore présents sur place ? A ce star-system dont Vuillard, installé à Rennes (il lui faut 90 km de voiture pour rejoindre Notre-Dame-des-Landes), se tient à une distance hygiénique ? A ces élus ou éditorialistes qui continuent de peindre les zadistes en Wisigoths, plus portés sur la bière et la castagne que la chose culturelle ?
Poésie
La visite de ce jeudi, programmée avant l'annonce du gouvernement, est censée se produire entre les gens de la ZAD et l'écrivain, uniquement. Ce dernier a fait savoir à Libération, via son attachée de presse des éditions Actes Sud, qu'il «ne souhaite pas s'exprimer sur le sujet». C'est donc le site web de la ZAD qui éclaire sur le sens de cette rencontre : «Il se trouve que le parti pris d'Eric Vuillard est d'écrire du côté du peuple, de ceux qui n'ont pas souvent voix au chapitre mais qui peuvent ensemble faire changer le cours de l'histoire, comme dans son précédent livre, 14 Juillet[paru en 2016, ndlr]. Nous nous sentons du côté de ceux-là. Les livres d'Eric Vuillard nous montrent bien à quel point les faits historiques ne sont pas inexorables : l'histoire est aussi ce que nous en faisons.» Cette visite politique et littéraire n'aura pas seulement valeur de soutien personnel de la part d'un écrivain : celui qui a obtenu le prix Goncourt le 6 novembre apportera, avec ou contre son gré, une partie du prestige social de sa récompense ; une amorce de normalisation dans une «zone» où des dizaines de personnes squattent depuis six mois à trente ans, et ont construit une société en modèle réduit, qui marche, de la boulangerie au studio de rap en passant par la bibliothèque qui reçoit Vuillard.
C’est une ancienne ferme à deux niveaux, où se forment les amitiés et les consciences. Reconnaissable à son phare de pirate (un pylône électrique customisé), la Rolandière a ouvert son coin à livres en avril 2016, nommé le «Taslu», sans que les zadistes eux-mêmes ne sachent très bien pourquoi. Jeu de mots sur «t’as lu ?», variation sur «talus», anagramme de «salut» ?
Attention à bien baisser la tête à l'approche de la poutre en surplomb de l'escalier. Plus de 3 000 ouvrages sont entreposés sous les combles - une coque de navire, pirate toujours. Le fonds est constitué de dons de particuliers ou de maisons d'édition. La bibli du Taslu est une contre-bibliothèque. Remplie de l'utile et de l'accessoire, livres de jardinage ou romans de science-fiction. Peu de musique et de cinéma, pas de sport. «On propose surtout des livres qu'on ne trouve pas ailleurs», souligne une des bibliothécaires. Voici de la poésie en geyser (on n'a jamais vu une bibliothèque accorder au genre de telles dimensions), des «territoires en luttes» à profusion - particulièrement bien documenté, le bras de fer «NO-TAV» qui oppose la vallée de Suse, en Italie, et les promoteurs de la ligne Paris-Turin.
Les rayons brûlent comme le soleil des révolutions : la section «Fragments du passé» renseigne sur Mai 68, l'altermondialisme ou les révolutions russe et espagnole. La sous-section «Au temps ranci des colonies» ne ferait pas plaisir à Michel Sardou. «Vie et révoltes dans les régimes dits prolétaires» pourrait défriser les partisans de Staline ou Mao, qui composent pourtant une fraction des anti-aéroport. Le coin «Pub, médias et propagande», trio maléfique, contient son incunable de 1932, les Chiens de garde, de Paul Nizan. Çà et là, des introuvables militants, à petit tirage, pilonnés, oubliés, perdus, et que le Taslu conserve avec soin.
Tractations
Y a-t-il des livres interdits ? Comme dans toute bibliothèque, oui, forcément, même si on n'ose jamais l'admettre. Mais les zadistes précisent : «On ne fait pas de censure, on ne garde que ce qui nous intéresse.» Louis-Ferdinand Céline est vite expédié : seul le Voyage est disponible dans la version illustrée par Tardi. A la lettre H, pas de Michel Houellebecq. Mais pas de Victor Hugo non plus, le romantique humaniste qu'on dénichera sans peine dans d'autres bibliothèques ou librairies des environs.
Le Taslu, qui accueille des zadistes et des voisins trois après-midi par semaine, voudrait étoffer son coin pour les enfants et son espace journaux (occupé par le Monde diplomatique principalement), lancer un prêt de DVD ou de CD, multiplier les rencontres comme celle avec Eric Vuillard… Mais son avenir reste soumis à tractations, menacé par l'ultimatum du gouvernement qui exige d'évacuer la ZAD de Notre-Dame-des-Landes d'ici la fin mars.