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Condamnation de «Challenges» : «Une dangereuse entorse à la liberté de la presse»

La condamnation de l'hebdomadaire par le tribunal de commerce de Paris pour avoir divulgué que Conforama s'était placé sous mandat ad hoc a provoqué une levée de bouclier de la profession, qui s'inquiète d'une censure au nom du «secret des affaires».
Le magasin Conforama d'Englos (Nord), le 2 décembre 2013. (Photo Philippe Huguen. AFP)
publié le 6 février 2018 à 12h18

Condamné par le tribunal de commerce de Paris à retirer de son site internet un article sur les difficultés financières que traverse le groupe Conforama ainsi qu'à une astreinte de 10 000 euros par jour en cas de non-respect de cette décision, l'hebdomadaire économique Challenges fait appel. Dans un éditorial publié lundi, son directeur de la rédaction, Vincent Beaufils, estime «qu'il n'y a pas deux catégories d'observateurs de l'économie : ceux qui ont le droit de savoir ; et ceux qui sont maintenus dans l'ignorance».

Challenges a également été condamné à rembourser 12 000 euros de frais de justice de la partie adverse. Le magazine s'était fait l'écho, dans une édition précédente, du placement sous mandat ad hoc (une procédure d'aide aux entreprises en difficulté) du numéro 2 de la distribution d'ameublement en France derrière Ikea. Ce, en raison du scandale financier de très grande ampleur qui touche son propriétaire, le groupe sud-africain Steinhoff International, qui a racheté le français en 2011. Conforama emploie 13 400 salariés en Europe – dont 8 713 dans l'Hexagone – et s'est retrouvé, à son corps défendant, dans une situation de victime collatérale des montages comptables frauduleux de sa maison mère.

S'appuyant sur un arrêt de la cour de Cassation, le tribunal de commerce, saisi de cette affaire en référé, a jugé que cette information rendue publique par une publication s'adressant «à un public averti du monde des affaires et de l'économie» ne relevait pas de l'intérêt général. Une visée, qui lorsqu'elle est reconnue (et c'est le cas pour la presse), justifie de lever la confidentialité qui s'impose dans ce type de procédures.

Communiqué de plusieurs sociétés de rédacteurs

Le tribunal en veut bizarrement pour preuve que cette information n'a pas été diffusée «dans la presse télévisuelle, radiophonique et écrite, qui s'adresse, elle, au plus large des publics». Autrement dit, que Challenges ait été le seul à révéler l'information suffirait à prouver qu'il n'a pas agi par souci de contribuer à «la nécessaire information du public sur une question d'intérêt général».

Solidaires de Challenges, plusieurs sociétés de rédacteurs de différents titres de presse (Libération, les Echos, Mediapart, etc.) ont rédigé un communiqué dans lequel ils apportent leur soutien à l'hebdomadaire condamné et censuré par la justice en première instance au nom du secret des affaires. Le collectif Informer n'est pas un délit, qui s'était créé en 2015 en réaction à une disposition sur le «secret des affaires» du projet de loi Macron, alors ministre de l'Economie –elle prévoyait de lourdes peines de prison et d'amende au motif de protéger les entreprises de l'espionnage économique – a également appelé à signer une tribune intitulée «Secret des affaires : quand Conforama fait censurer un journal».

Avocat spécialisé dans le droit de la presse et conseil de Libération, Emmanuel Soussen décrypte la décision du tribunal de commerce dans laquelle il voit une «entorse dangereuse au droit à l'information».

Comment le tribunal a-t-il justifié cette restriction à la liberté de la presse ?

En saisissant le tribunal de commerce, le plaignant a réussi à contourner le droit de la presse qui n’aurait pas permis de prononcer une telle condamnation. Dans sa décision, il s’est appuyé sur un texte très spécifique qui stipule que tous ceux qui ont eu connaissance d’un mandat ad hoc sont tenus par la confidentialité, afin de préserver les chances d’une entreprise en difficulté et de ne pas affoler ses créanciers, fournisseurs et clients. Dans le cas présent, le tribunal a invoqué l’article L.611-15 du code du commerce qui protège ce caractère confidentiel pour le bien des entreprises et de leur personnel. Il met surtout en avant le jugement de la chambre commerciale de la cour de Cassation qui, dans une affaire similaire, avait jugé que des restrictions à la liberté de la presse pouvaient être invoquées dans certains cas. Mais cette argumentation ne tient absolument pas dès lors que l’on considère que l’information en question poursuit un objectif d’intérêt général, ce qu’a contesté le tribunal de manière très peu juridique en indiquant simplement que les autres médias n’avaient pas repris cette information.

Que dit le droit de l’information en la matière ?

Il établit que, non seulement la presse est libre de publier les informations qu'elle souhaite, mais insiste aussi sur le droit du public à les recevoir, ce qui montre clairement son caractère d'intérêt général. La directive européenne sur le secret des affaires de 2016 est également sans ambiguïtés dans son article 5. Elle pose des exceptions à son application, parmi lesquelles justement le droit de porter atteinte à cette confidentialité dans le cadre du droit à la liberté d'expression et à la liberté d'information. Elle exclut de toute sanction l'obtention, l'utilisation ou la divulgation d'un secret d'affaires destiné à exercer ces droits, ce qui correspond parfaitement à la démarche de Challenges.

Cette levée de boucliers est-elle donc justifiée selon vous ?

Challenges a totalement raison dans son combat. Si on ne peut rendre compte de ce qui touche à la vie des entreprises dès lors que c'est un peu secret, la liberté de la presse et celle du public s'en trouvent gravement remises en cause. De plus, dans le cas présent, les difficultés de l'entreprise sont connues et anticipées depuis plusieurs mois en raison des problèmes rencontrées par sa maison mère. On imagine d'ailleurs mal que cette divulgation, dont l'intérêt général n'est pas contestable, puisse changer la situation. Dans tous les cas de figure, il n'est pas possible de prendre prétexte du secret des affaires pour empêcher la diffusion d'informations présentant un caractère gênant pour les entreprises : ce serait la porte ouverte à toutes les censures. La cour d'appel qui est saisie du dossier s'appuiera sur une interprétation bien moins restrictive de la jurisprudence et devrait, à mon sens, confirmer que Challenges n'a pas cherché à nuire à l'entreprise dans cette affaire mais bien porté à la connaissance de tous une information qu'elle est libre de publier et que le public est en droit de recevoir.