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Libération
Interview

Jihadistes français en Syrie : «Les femmes que j'ai rencontrées veulent rentrer»

Avocat de formation, Nadim Houry est directeur du programme «Terrorisme et lutte antiterroriste» de l’ONG Human Rights Watch.
publié le 7 février 2018 à 14h33

Les forces kurdes qui combattent l'Etat islamique (EI) dans le nord-est de la Syrie ont arrêté «une petite centaine» de jihadistes français, a indiqué ce mercredi le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, sur RMC et BFMTV, précisant que les autorités françaises ne les ont «pas encore vraiment localisés». Le ministre a rappelé la position du gouvernement concernant les gens partis combattre en Syrie ou en Irak : «Ils ne seront pas rapatriés en France. […] Ils seront jugés par les autorités locales.» Pour les jihadistes arrêtés en Irak – Etat qui applique la peine de mort –, le chef de la diplomatie française a indiqué qu'il allait s'y rendre et qu'il «le ferai[t] savoir [lui]-même». Fin janvier, au Grand Jury RTL-LCI-le Figaro, la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, avait été plus précise, affirmant que la France «interviendrait [pour que la peine de mort ne soit pas appliquée, ndlr] en négociant avec l'Etat en question».

Avant ces déclarations des deux ministres, Libération avait recueilli les propos du spécialiste de la Syrie, Nadim Houry, 40 ans, également directeur du programme «Terrorisme et lutte antiterroriste» de l'ONG Human Rights Watch (HRW), qui a effectué courant janvier une mission d'une dizaine de jours dans le nord-est de la Syrie, dans un secteur administré par les Kurdes du Parti de l'union démocratique syrienne. Il a notamment eu accès au camp de Roj, où sont retenues une dizaine de familles françaises de Daech, notamment des femmes avec des enfants. Il a aussi rencontré les responsables kurdes d'un centre de «déradicalisation», destiné aux «lionceaux du califat», ces mineurs embrigadés par l'Etat islamique.

Avocat de formation, Nadim Houry a précédemment dirigé le bureau de Beyrouth de l’ONG pendant dix ans et s’est rendu à de multiples reprises en Syrie, en Irak et dans d’autres zones de conflit.

Dans quelles conditions sont retenues les familles françaises de Daech ?

Plus de 800 familles affiliées à Daech sont réparties dans quatre camps. Près de la moitié sont d’origine étrangère, dont une dizaine de nationalité française. Elles sont regroupées dans le camp de Roj, où vivent aussi des déplacés syriens et irakiens. Les «femmes de Daech» ne sont pas formellement accusées ou détenues. En revanche, elles ne peuvent pas sortir du camp.

Quelle est la situation de ces familles aujourd’hui ?

Pour ces Françaises, la question principale est de savoir quel sera leur sort, celui de leurs enfants et de leurs maris détenus, pour ceux qui sont toujours vivants. Les femmes que j’ai rencontrées veulent rentrer en France, tout en étant lucides sur le fait qu’elles devront y répondre de leurs actes devant la justice. Leurs conditions de vie dans le camp sont difficiles. C’est l’hiver, la nuit il fait froid. Elles ont pour la plupart des enfants en très bas âge. Il y a souvent des grippes, des bronchites, des pneumonies. Le lait infantile manque parfois. Un médecin assure des visites, mais le suivi des traitements médicaux est compliqué en raison des difficultés de transport vers les hôpitaux locaux. C’est une zone marginalisée depuis longtemps, où le corps médical s’est encore plus réduit à cause des événements de ces dernières années.

Quelles sont les perspectives pour ces familles «étrangères» de Daech ?

Leur futur demeure très incertain. Les Kurdes leur disent qu'elles ne sont pas en détention et qu'elles sont «gardées le temps que les autorités de leurs pays, françaises et autres, viennent les chercher». Tout en sachant que les gouvernements ne sont pas pressés d'aller les récupérer elles et leurs enfants. Les femmes de Daech que j'ai rencontrées sont dans une angoisse permanente. Comme dans tout camp de déplacés, elles entendent des rumeurs disant qu'elles vont être transférées ailleurs. Quand j'y étais, il y avait des combats à Afrin [nord-ouest] et la peur de les voir se rapprocher était très présente.

Des familles ont-elles pu rentrer dans leurs pays d’origine ?

Dans le cas de certaines familles russes et indonésiennes les autorités kurdes locales les ont livrées aux autorités de leurs pays. Les russes sont passés par les zones contrôlées par Damas, les indonésiennes par la frontière irakienne. C’est la solution adoptée par les Kurdes, à condition qu’il y ait une demande officielle des pays d’origine de ces familles. Dans ce cas, les autorités locales se disent prêtes à les transporter jusqu’à la frontière du Kurdistan irakien, celle avec la Turquie étant fermée. Le vrai problème est celui de la volonté politique de beaucoup d’Etats, dont la France, de permettre à leurs nationaux de rentrer chez eux. Les autorités locales n’ont pas de revendication particulière, mis à part qu’elles veulent procéder de manière officielle avec les pays concernés. Elles ne veulent pas négocier au cas par cas avec des familles. Il faut savoir qu’il y a déjà une collaboration au niveau du renseignement. J’imagine que les autorités kurdes partagent leurs informations avec les services de renseignement français, américains, et les autres… La France fait partie de la coalition internationale contre Daech. Elle a assisté très activement les forces kurdes dans les combats, notamment à Raqqa. On ne parle pas d’un coin du monde où il n’y a aucune présence française…

Quelle est la situation administrative et judiciaire dans cette région ?

Il y a souvent, dans les médias, une confusion entre le statut juridique du Kurdistan irakien et celui de l’administration autonome mise en place dans le nord-est de la Syrie, en partie sous contrôle des forces kurdes. Depuis près de trois ans, ces derniers ont adopté une sorte de Constitution locale, avec ses propres lois. C’est encore très rudimentaire. Les lois et les institutions se sont développées en réponse aux exigences de la situation. Leur loi antiterroriste, dans laquelle ils ont rejeté la peine de mort, tient sur une page et demie. Leur code de procédure est très peu développé. Les ressources humaines sont très faibles. Les juges des tribunaux ne sont pas tous formés. Il y a quelques juristes, mais ils ne le sont pas tous nécessairement.

Cette région de Syrie contrôlée par les Kurdes est-elle dotée d’un système judiciaire ?

Leur système judiciaire est en construction. Les autorités kurdes ont conscience de ces lacunes. Actuellement, ils ont trois tribunaux «de protection du peuple», qui sont des tribunaux antiterroristes. Le plus actif, situé à Qamichli, a jugé l'année dernière plus de 700 jihadistes syriens et irakiens, sans avocat pour les défendre ni de système d'appel. Les autorités locales disent : «Oui, on sait. C'est une première étape parce qu'on a dû juger dans l'urgence des centaines de Syriens de Daech tout en sachant que notre système judiciaire restait à développer.» Cette situation est due en partie à la marginalisation historique de cette région par le régime syrien. Sous Bachar al-Assad, on ne pouvait pas devenir juge, notamment au pénal, si on n'était pas bien vu par les services de renseignement. Aujourd'hui, les juges et les avocats qui interviennent devant ces tribunaux risquent leur radiation du barreau par Damas. Il y a eu des lettres menaçant ces derniers allant dans ce sens. Par ailleurs, ces tribunaux ne sont pas reconnus par le gouvernement syrien ni par la communauté internationale. Sortis de ces juridictions locales, les jugements prononcés n'ont aucune légitimité. Raison pour laquelle les autorités kurdes préféreraient que les «étrangers» soient jugés dans leurs pays d'origine. Dans ces conditions, les femmes et les enfants de Daech ne sont pas leur priorité. Ils ont suffisamment de défis à résoudre, notamment celui de la prise en charge quotidienne des dizaines de milliers de déplacés.

Concernant les mineurs embrigadés par Daech, vous avez visité une structure de «déradicalisation» mise en place par les Kurdes. Comment s’organise-t-elle ?  

Créé en mars 2017, ce centre prend en charge près de 80 garçons âgés de 12 à 18 ans. Certains d'entre eux appartenaient aux «lionceaux du califat» et avaient été arrêtés au combat. Leurs conditions physiques sont bonnes, meilleures que celles auxquelles je m'attendais. Ils sont logés dans des dortoirs de 10 avec des lits superposés. Ils ne peuvent pas sortir du camp, mais ils peuvent y circuler librement. Il y a une cour intérieure, avec les dortoirs autour. Certains accomplissent une peine, d'autres attendent d'être jugés. Pour l'administrateur du centre, il s'agit de les «réintégrer». De 9 heures à 13 heures, leur emploi du temps se partage entre les activités sportives et les «cours d'idéologie nouvelle», où leur sont inculquées des valeurs morales. Ils ont aussi des cours de langue kurde. L'après-midi est consacrée aux travaux manuels. Le soir, chacun revient dans sa chambrée avant la fermeture des portes. L'encadrement est mixte. Les administratrices du camp que j'ai vues sont non voilées. Elles décrivent leurs relations avec les enfants comme celles d'une maîtresse avec des élèves, un rapport d'autorité. Ces enfants grandis sous Daech ne sont pas allés à l'école pendant des années. Le tout réalisé avec les moyens du bord et très peu de soutien et de ressources internationales. J'ai pu discuter avec plusieurs de ces adolescents, principalement des Syriens et deux Indonésiens, dont on n'a pas pu retrouver les parents. Ils ne sont pas tous les mêmes. Certains ont rejoint Daech parce qu'ils recevaient un salaire, une moto pour pouvoir se déplacer. On leur donnait un statut local sans les radicaliser en profondeur. D'autres enfants ont été plus exposés à la violence et à l'idéologie. Un gamin de 12 ans, dont les administrateurs m'ont dit qu'il était apparu tenant des têtes décapitées dans une vidéo de Daech, m'a dit : «Moi, monsieur, je veux que vous sachiez que je n'ai tué personne.»

Que dites-vous de ces enfants ?

Il faut voir ces enfants comme des victimes. Bien sûr, il y en a qui ont commis des actes horribles, ils ont été jugés et ils en sont conscients. Les responsables du centre se plaignent de ne pas avoir les ressources humaines pour assurer un suivi psychologique individuel et personnalisé. Ils ont besoin d'assistance sur ce point et sur la formation professionnelle. Les responsables du centre insistent sur leur «réintégration». Il y a plus de maturité là-bas sur ces questions que dans certaines capitales européennes. Sans être naïf sur leur potentiel de dangerosité, on sait que ces enfants sortiront un jour, alors préparons-nous et rendons-les productifs. Il faut admettre qu'ils sont aussi des victimes et ne pas les voir simplement comme des «bombes à retardement». Aujourd'hui, quelle est la responsabilité de la communauté internationale, notamment de la coalition anti-Daech pour aider les autorités locales à faire face à ce défi ? L'action qu'elles ont entreprise est primordiale.