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Libération
Interview

«Les Françaises que j’ai rencontrées en Syrie veulent rentrer»

Responsable de l’ONG Human Rights Watch, Nadim Houry a eu accès à un camp, tenu par les autorités kurdes, où sont «gardés» des femmes et des enfants de jihadistes que la France refuse de rapatrier.
L’entrée du camp de Roj, au Kurdistan syrien, en janvier. (Photo Radio France. France Info)
publié le 7 février 2018 à 18h46

Les forces kurdes qui combattent l'Etat islamique (EI) dans le nord-est de la Syrie ont arrêté «une petite centaine» de jihadistes français, a indiqué mercredi le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, sur RMC et BFM TV, précisant que les autorités françaises ne les ont «pas encore vraiment localisés». Le ministre a rappelé la position du gouvernement concernant les gens partis combattre en Syrie ou en Irak : «Ils ne seront pas rapatriés en France. […] Ils seront jugés par les autorités locales.» En ce qui concerne les jihadistes arrêtés en Irak - pays qui applique la peine de mort -, le chef de la diplomatie française a indiqué qu'il se rendrait bientôt sur place et qu'il «fera[it] savoir [lui]-même» la «position» de la France. Fin janvier, au Grand Jury RTL-LCI-le Figaro, la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, avait été plus précise, affirmant que la France «interviendrait [pour que la peine capitale ne soit pas appliquée, ndlr] en négociant avec l'Etat en question».

Avant ces déclarations des deux ministres, Libération avait recueilli les propos d'un spécialiste de la Syrie, Nadim Houry, 40 ans, également directeur du programme Terrorisme et lutte antiterroriste de l'ONG Human Rights Watch (HRW), qui a effectué courant janvier une mission d'une dizaine de jours dans le nord-est de la Syrie, dans un secteur administré par les Kurdes du Parti de l'union démocratique syrienne (PYD). Il a notamment eu accès au camp de Roj, où sont retenues une dizaine de familles françaises de Daech, dont plusieurs femmes avec des enfants. Il a aussi rencontré les responsables kurdes d'un centre de déradicalisation, destiné aux «lionceaux du califat», ces mineurs embrigadés par l'Etat islamique. Avocat de formation, Nadim Houry a dirigé le bureau de Beyrouth de l'ONG pendant dix ans et s'est rendu à de multiples reprises en Syrie, en Irak et dans d'autres zones de conflit.

Dans quelles conditions sont retenues les familles françaises de Daech ?

Plus de 800 familles affiliées à l’Etat islamique sont réparties dans quatre camps. Près de la moitié sont d’origine étrangère, dont une dizaine de nationalité française. Elles sont regroupées dans le camp de Roj, où vivent aussi des déplacés syriens et irakiens. Les «femmes de Daech» ne sont pas formellement accusées ou détenues. En revanche, elles ne peuvent pas sortir du camp.

Quelle est la situation de ces familles aujourd’hui ?

Pour ces Françaises, la question principale est de savoir quel sera leur sort, celui de leurs enfants et de leurs maris détenus, pour ceux qui sont encore en vie. Les femmes que j’ai rencontrées veulent rentrer en France, tout en étant lucides sur le fait qu’elles devront y répondre de leurs actes devant la justice. Leurs conditions de vie dans le camp sont difficiles. C’est l’hiver et la nuit, il fait très froid. Elles ont pour la plupart des enfants en bas âge et il y a souvent des grippes, des bronchites, des pneumonies… Le lait infantile manque parfois. Un médecin assure des visites mais le suivi des traitements médicaux est compliqué, en raison des difficultés de transport vers les hôpitaux locaux. C’est une zone marginalisée depuis longtemps, où le corps médical s’est encore plus réduit à cause des conflits.

Quelles sont les perspectives pour ces familles «étrangères» de Daech ?

Leur futur demeure très incertain. Les Kurdes leur disent qu'elles ne sont pas en détention mais qu'elles sont «gardées» le temps que les autorités de leurs pays, françaises ou autres, viennent les chercher. Tout en sachant que les gouvernements ne sont pas pressés de les récupérer, elles et leurs enfants. Les femmes de Daech que j'ai rencontrées sont dans une angoisse permanente. Comme dans tout camp de déplacés, elles entendent des rumeurs disant qu'elles vont être transférées ailleurs. Quand j'y étais, il y avait des combats à Afrin, dans le nord-ouest de la Syrie, et la peur de les voir se rapprocher était très présente.

Des familles ont-elles pu rentrer dans leurs pays d’origine ?

Dans le cas de certaines familles russes et indonésiennes, les Kurdes les ont livrées aux autorités de leurs pays respectifs. Les Russes sont passés par les zones contrôlées par le régime de Bachar al-Assad, les Indonésiennes par la frontière irakienne. C’est la solution adoptée par les Kurdes, à condition qu’il y ait une demande officielle des pays d’origine. Dans ce cas, les autorités locales se disent prêtes à les transporter jusqu’à la frontière avec le Kurdistan irakien, celle avec la Turquie étant fermée. Le vrai problème est celui de la volonté politique de beaucoup d’Etats, dont la France, de permettre, ou non, à leurs nationaux de rentrer chez eux. Les autorités locales n’ont pas de revendication particulière, mis à part qu’elles veulent procéder de manière officielle avec les pays concernés. Elles ne veulent pas négocier au cas par cas avec les familles. Il faut savoir qu’il y a déjà une collaboration au niveau du renseignement. J’imagine que les autorités kurdes partagent leurs informations avec les services de renseignement français, américains, et les autres… La France fait partie de la coalition internationale contre Daech. Elle a assisté très activement les forces kurdes dans les combats, notamment à Raqqa. On ne parle pas d’un coin du monde où il n’y a aucune présence française…

Quelle est la situation administrative et judiciaire dans cette région ?

Il y a souvent, dans les médias, une confusion entre le statut juridique du Kurdistan irakien et celui de l’administration autonome mise en place dans le nord-est de la Syrie, en partie sous contrôle des forces kurdes. Depuis près de trois ans, ces derniers ont adopté une sorte de constitution locale, avec ses propres lois. C’est encore très rudimentaire. Les lois et les institutions ont évolué en réponse aux exigences de la situation. Leur loi antiterroriste, dans laquelle ils ont rejeté la peine de mort, tient sur une page et demie. Leur code de procédure est peu développé. Et les ressources humaines sont très faibles. S’il y a quelques juristes, les juges des tribunaux ne sont pas tous nécessairement formés.

Cette région de Syrie contrôlée par les Kurdes est-elle dotée d’un système judiciaire ?

Leur système judiciaire est en construction. Les autorités kurdes ont conscience de ces lacunes. Actuellement, ils ont trois tribunaux «de protection du peuple», qui sont des tribunaux antiterroristes. Le plus actif, situé à Qamichli, a jugé l’année dernière plus de 700 jihadistes syriens et irakiens, sans avocats pour les défendre ni de système d’appel. Les autorités locales disent : «Oui, on sait. C’est une première étape parce qu’on a dû juger dans l’urgence des centaines de Syriens de Daech tout en sachant que notre système judiciaire restait à développer.» Cette situation est due en partie à la marginalisation historique de cette région par le régime syrien. Sous Bachar al-Assad, on ne pouvait pas devenir juge, notamment au pénal, si on n’était pas bien vu par les services de renseignement. Aujourd’hui, les juges et les avocats qui interviennent devant ces tribunaux risquent leur radiation du barreau par Damas. Certains ont reçu des lettres menaçantes qui allaient dans ce sens. Par ailleurs, ces tribunaux ne sont reconnus ni par le gouvernement syrien ni par la communauté internationale. Sorti de ces juridictions locales, les jugements prononcés n’ont aucune légitimité. Raison pour laquelle les autorités kurdes préféreraient que les «étrangers» soient jugés dans leurs pays d’origine. Dans ces conditions, les femmes et les enfants de Daech ne sont pas leur priorité. Ils ont suffisamment de défis à résoudre, notamment celui de la prise en charge quotidienne des dizaines de milliers de déplacés.

Concernant les mineurs embrigadés par Daech, vous avez visité une structure de déradicalisation mise en place par les Kurdes. Comment s’organise-t-elle ?

Créé en mars 2017, ce centre prend en charge près de 80 garçons âgés de 12 à 18 ans. Certains appartenaient aux «lionceaux du califat» et ont été arrêtés au combat. Leurs conditions physiques sont bonnes, meilleures que celles auxquelles je m'attendais. Ils sont logés dans des dortoirs de 10 avec des lits superposés. Ils ne sont pas autorisés à sortir du camp, mais ils peuvent y circuler librement. Il y a une cour intérieure, avec les dortoirs autour. Certains accomplissent une peine, d'autres attendent d'être jugés. Pour l'administrateur du centre, il s'agit de les «réintégrer». De 9 heures à 13 heures, leur emploi du temps se partage entre les activités sportives et les «cours d'idéologie nouvelle», où leur sont inculquées des valeurs morales. Ils ont aussi des cours de langue kurde. L'après-midi est consacrée aux travaux manuels. Le soir, chacun revient dans sa chambrée avant la fermeture des portes. L'encadrement est mixte. Les administratrices du camp que j'ai vues ne sont pas voilées. Elles décrivent leurs relations avec les enfants comme celles d'une maîtresse avec des élèves, un rapport d'autorité. Ces enfants qui ont grandi sous Daech ne sont pas allés à l'école pendant des années. Et le centre doit faire avec les moyens du bord : ils ont très peu de soutien et de ressources internationales. J'ai pu discuter avec plusieurs de ces adolescents, principalement des Syriens et deux Indonésiens, dont on n'a pas pu retrouver les parents. Ils n'ont pas tous les mêmes profils. Certains ont rejoint Daech parce qu'ils recevaient un salaire, une moto pour se déplacer. On leur donnait un statut local sans les radicaliser en profondeur. D'autres enfants ont été plus exposés à la violence et à l'idéologie. Un gamin de 12 ans, dont les administrateurs m'ont dit qu'il était apparu tenant des têtes décapitées dans une vidéo de Daech, m'a dit : «Moi, monsieur, je veux que vous sachiez que je n'ai tué personne.»

Que dites-vous de ces enfants ?

Il faut voir ces enfants comme des victimes. Bien sûr, il y en a qui ont commis des actes horribles, ils ont été jugés et ils en sont conscients. Les responsables du centre se plaignent de ne pas avoir les ressources humaines pour assurer un suivi psychologique individuel et personnalisé. Ils ont besoin d'assistance sur ce point et sur la formation professionnelle. Les responsables du centre insistent sur leur «réintégration». Il y a plus de maturité là-bas sur ces questions que dans certaines capitales européennes. Sans être naïf sur leur potentiel de dangerosité, on sait que ces enfants sortiront un jour, alors préparons-nous et rendons-les productifs. Il faut admettre qu'ils sont aussi des victimes, et ne pas les voir simplement comme des bombes à retardement. Aujourd'hui, quelle est la responsabilité de la communauté internationale, notamment de la coalition anti-Daech, pour aider les autorités locales à faire face à ce défi ? L'action qu'elles ont entreprise est primordiale.