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Interview

Sandra Muller : «Ce n’est pas parce qu’on protège les femmes qu’on va entraver leur liberté sexuelle»

Harcèlement sexuel, viols: la parole libérée?dossier
A l'origine du hashtag #BalanceTonPorc, qui a participé à la libération de la parole féminine, la journaliste française revient pour «Libération» sur son initiative et ses conséquences.
Sandra Muller, le 16 octobre 2017, à New York. (Photo Angela Weiss. AFP)
publié le 9 février 2018 à 13h02
(mis à jour le 10 février 2018 à 13h14)

Sandra Muller, 46 ans, est la créatrice du hashtag controversé #BalanceTonPorc, qui a mis le feu à Twitter le 13 octobre. Dans deux tweets consécutifs, cette journaliste française installée à New York appelait à dénoncer nommément les harceleurs et leurs pratiques. Pour Libération, elle a accepté, avec fougue, de revenir (par téléphone) sur les raisons de son initiative, trois mois après le début du mouvement international de libération de la parole féminine, auquel #BalanceTonPorc a contribué. Ces dernières semaines, Sandra Muller avait observé un «silence judiciaire» requis à la suite de la plainte en diffamation d'Eric Brion, l'ancien patron de la chaîne Equidia qu'elle avait «balancé» dans son deuxième tweet.

Pourquoi accepter de vous exprimer maintenant ?

Aujourd’hui, je suis devenue une personnalité publique, et c’est mon devoir de continuer à assumer ma démarche. Je pense aux victimes et je me dis qu’il ne faut jamais lâcher et laisser retomber le débat. J’avais beaucoup parlé au début du mouvement, j’acceptais tous les entretiens des journalistes, c’était un peu la spirale infernale médiatique. Mais bon, je suis moi-même journaliste et je n’aime pas lorsqu’on me refuse une interview, donc c’était aussi par respect pour mes confrères. J’ai été ensuite soumise au respect du «silence judiciaire» durant quelque temps, après la poursuite en diffamation d’Eric Brion, mais j’ai à nouveau le droit de m’exprimer. J’en profite !

Où en est cette poursuite en diffamation ?

Début janvier, Eric Brion a décidé de porter plainte contre moi pour diffamation. Un changement de stratégie illogique puisqu'il avait reconnu les faits et s'était excusé fin décembre dans une tribune publiée par le Monde. Une fois la plainte déposée, il m'a aussi, via une mise en demeure, demandé de retirer mon tweet. J'ai refusé. Avec moi, l'intimidation, ça ne marche pas. Et puis ça ne rimait à rien : le tweet avait fait le tour du monde avec des captures d'écran… Je n'allais pas faire machine arrière, j'ai dit la vérité, je ne vois pas pourquoi je devrais la cacher. Concernant le calendrier judiciaire, je sais seulement que mon avocat doit rendre ses conclusions au tribunal le 9 mai.

Dans quel état d’esprit êtes-vous aujourd’hui ?

Cette attaque en justice me donne encore plus de hargne ! Aujourd’hui, j’ai décidé de m’engager à fond dans la cause, en parallèle de ma carrière professionnelle. J’ai un livre en préparation et je suis en train de fonder une association pour lutter contre le harcèlement sexuel et les agressions dans le milieu du travail. J’aimerais suivre les entreprises pour voir si elles font des progrès en la matière, créer un fonds d’aide pour les victimes, offrir une aide juridique et psychologique… Avec mon avocat, Alexis Guedj, et son assistante Thaïs Boukella, on vient de juste déposer le nom de l’association : We Work Safe (1).

Comment avez-vous traversé la période depuis le 13 octobre, ce jour où vous avez lancé #BalanceTonPorc ?

Ce n’est que cinq ou six heures après mon tweet que j’ai vu les notifications dans tous les sens sur mon téléphone. J’étais déjà dépassée. Tout de suite, trop de médias, de tous pays, m’ont sollicitée et je n’étais pas prête pour tout ça. Alors je me suis mise en mode robot, sans avoir préparé aucun discours, et j’y suis allée avec mes tripes. Je n’ai vite plus vu le jour, j’étais crevée – sur une photo de l’AFP datant de deux jours après le début du mouvement, je ne me reconnais pas ! Aujourd’hui, j’en suis à 800 000 messages reçus concernant #BalanceTonPorc, c’est la folie. Le fait de vivre aux Etats-Unis ne m’a pas permis de prendre tout de suite conscience de l’ampleur du phénomène en France. Ce n’est que le 30 janvier, lorsque j’ai été invitée par l’Elysée et célébrée parmi les «héros 2017» que j’ai pleinement réalisé les conséquences de mon initiative.

Comment vous est venu #BalanceTonPorc ? Pourquoi avoir fait le choix de dévoiler dans votre tweet le nom de l'homme mis en cause ?

C'était à l'heure du thé, j'étais avec une amie au téléphone et on se disait que les «pigs», comme était surnommé Harvey Weinstein, déjà en pleine tourmente, ne se limitaient pas seulement au monde du cinéma. J'ai tout de suite pensé à Eric Brion. Cette soirée m'est revenue en tête, surtout cette phrase : «Je vais te faire jouir toute la nuit.» Je voulais que ces propos restent dans l'esprit des gens comme ils étaient restés dans le mien. Pourquoi avoir décidé de donner son nom ? Sur le coup, la menace de la diffamation ne m'a même pas traversé l'esprit. Et puis, pourquoi je ne l'aurais pas mis ? A un moment donné, quand on dit la vérité, qu'on a toutes les preuves, je ne vois pas pourquoi on devrait continuer à protéger les harceleurs et autres agresseurs. Cela a sans doute aussi été plus facile pour moi parce que je ne travaillais pas avec cet homme [l'incident se serait produit dans le cadre du travail, au Festival de Cannes : Sandra Muller est journaliste à la Lettre de l'Audiovisuel et Eric Brion était à l'époque patron de la chaîne Equidia, ndlr].

Certains dénoncent une «chasse aux sorcières» et de la «délation»…

C’est recevable : comme dans un commissariat de police, certaines dépositions sont fausses. Pareil dans les manifestations, il y a des casseurs qui vont contredire le bien-fondé de l’action menée. Evidemment, le risque de mettre en l’air, à tort, la vie d’un homme me navre, et il peut y avoir des «dommages collatéraux». Mais le bienfait du mouvement est tellement important ! Et il y a plus de victimes que de mythomanes. Aux Etats-Unis, on ne se pose pas trop la question, on n’hésite pas à dénoncer : il y a une culture de l’affichage, et peu d’innocents ont été «balancés» à tort sur la place publique. Il faut arrêter de faire passer les victimes pour les bourreaux, n’inversons rien.

Que pensez-vous de la tribune des «100 femmes», dont Catherine Deneuve et Catherine Millet, qui défendaient le «droit d’importuner» dans «le Monde» ?

Elle m’a paru invraisemblable, rien n’était cohérent. Mais je ne suis pas là pour entrer dans le conflit, alimenter le buzz et donner de la valeur à leur argumentation erronée. Tout ce que je peux vous dire, c’est que cette tribune donne une très mauvaise image de la France et qu’elle a surtout déstabilisé certaines victimes. Bien sûr, tout le monde a le droit d’expression, mais ce genre d’acte de désolidarisation a découragé certaines femmes à libérer leur parole. Certaines d’entre elles m’ont envoyé des messages pour me faire part de leur hésitation. Du style : si je parle, est-ce que je deviens une puritaine avec la croix autour du cou ?

Cette tribune n’est pas la seule à accuser les mouvements #BalanceTonPorc et #MeToo d’alimenter un climat moralisateur, réactionnaire…

Rose McGowan et Asia Argento sont-elles des figures du puritanisme ? Il faut arrêter un petit peu ! Ce n'est pas parce qu'on protège les femmes qu'on va entraver leur liberté sexuelle. On n'enlève rien, on ajoute seulement quelque chose de positif. Idem, certains nous accusent de vouloir entrer dans une «guerre des sexes» et je trouve cela consternant. Bien sûr que les hommes peuvent continuer à draguer, ce serait déplorable autrement, mais il y a quand même différentes étapes dans la «séduction». Et je ne nie pas les violences sexuelles dont les hommes peuvent être victimes ! Dans le numéro du Time Magazine consacré au mouvement de libération de la parole, il y a le portrait de deux de ces hommes, et je trouve cela primordial.

Vous considérez-vous comme féministe ?

Si on parle de ces féministes qui signent le manifeste des 343 salopes et qui, derrière, prennent la parole au nom de la «liberté d'importuner», non merci ! Avant toute cette histoire de #BalanceTonPorc, je n'étais ni activiste, ni féministe née, ni rien du tout. Je suis simplement issue d'une famille matriarcale de trois générations dans laquelle je n'ai pas eu besoin de me faire une place par rapport aux hommes. «Silence Breaker», «briseuse de silence», comme m'a surnommée le Time Magazine, je trouve que ça me va mieux. Moi je ne me sens pas féministe, je suis une justicière, une grande gueule, et là, en l'occurrence, c'est tombé sur une cause en faveur des femmes.

Aux USA, les «porcs» ne cessent de tomber. Que pensez-vous de ce qui se passe (ou ne se passe pas assez) en France ?

Je crois que les femmes sont plus puissantes aux Etats-Unis et qu’on prend leur prise de parole au sérieux. Quand une femme se dit victime outre-Atlantique, on ne va pas remettre en doute ses propos comme on peut le faire en France. Au contraire, on va tout de suite écouter ce qu’elle a à dire et essayer de la protéger au mieux. Peut-être que c’est une question culturelle. En France, on a peut-être ce côté latin, un peu macho. En tout cas, c’est ce que pensent les Américains. Difficile de les contredire…

DROIT DE RÉPONSE D'ERIC BRION (22/02/2018)

« L'interview de Sandra Muller mise en ligne sur le site de Libération le 9 février 2018 appelle de ma part les observations suivantes :

D’une part, contrairement à ce que prétend Sandra Muller, je n’ai jamais changé de stratégie dans cette affaire. Si j’ai effectivement tenu, à une seule reprise, des propos déplacés envers elle, lors d’un cocktail arrosé très tard dans une soirée, ce comportement n’a rien à voir avec l’affaire concernant Harvey Weinstein, accusé de viols, d’agressions et de harcèlement sexuels par plusieurs femmes. C’est pour lever cette ambiguïté et laver mon honneur entaché par son accusation que j’ai poursuivi Sandra Muller.

En effet, en tenant les propos qui me sont prêtés par Madame Muller, à une seule occasion et en dehors de toute relation hiérarchique, me suis-je rendu coupable de harcèlement sexuel ? Juridiquement, la réponse est assurément négative.

D’autre part, si j’ai effectivement demandé à Sandra Muller, par l’intermédiaire de mes avocats, de supprimer le tweet me mettant en cause, cette demande lui a été faite le 14 octobre 2017 dans les formes prévues par la loi Ce n’est que près de 3 mois plus tard que je l’ai assignée. Je n’ai donc pas tenté de l’intimider en lui demandant de supprimer son tweet « une fois la plainte déposée », contrairement à ce qu’elle prétend. 

En outre, interrogée sur son choix de dévoiler mon nom, Sandra Muller affirme « que quand on dit la vérité, qu’on a toutes les preuves », elle ne voit pas pourquoi « on devrait continuer à protéger les harceleurs et autres agresseurs ». Elle annonçait ainsi sur les réseaux sociaux, au lendemain de l’introduction de mon action en justice, un déluge de révélations me concernant. Or, il n’en fut rien alors même que la loi l’autorisait à rapporter la preuve de la vérité des faits dont elle m’accuse. 

Enfin, si Sandra Muller reconnaît que le mouvement qu’elle a initié peut s’apparenter à une « chasse aux sorcières » et à de la « délation », elle estime que « le bienfait du mouvement est tellement important » qu’il justifierait le risque d’éventuels « dommages collatéraux » comme celui « de mettre en l’air, à tort, la vie d’un homme ». De mon point de vue, quand bien même la libération de la parole pour dénoncer des agissements répréhensibles est une bonne chose, ce procédé est inquiétant car il élude les garanties qu’un procès offre à chacune des parties, en particulier l’accès à un juge, l’assistance d’un avocat et la tenue d’un débat contradictoire.

C’est pourtant le choix de la délation que Sandra Muller a fait. Délation car elle me dénonce, nommément, publiquement et arbitrairement puisque sans autre forme de procès, à raison de faits qui, de surcroît, sont présentés de manière mensongère. C’est toute la différence entre le mouvement #Metoo et #Balancetonporc, entre la dénonciation et la délation. Mais Sandra Muller, contrairement à moi, aura droit à un procès. »