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Interview

José Bové : «Notre-Dame-des-Landes sera un vrai laboratoire foncier du XXIe siècle»

Notre-Dame-des-Landes, l'aéroport enterrédossier
Quarante ans après le Larzac, l’abandon de l’aéroport est un nouvelle victoire contre les grands projets. Mais le député européen regrette la faible prise en compte de l’environnement parmi les décideurs.
José Bové, début février. (Photo Yann Rabanier pour Libération)
publié le 18 février 2018 à 18h16
(mis à jour le 19 février 2018 à 15h59)

Figure de la lutte du Larzac, l'eurodéputé José Bové livre ses réflexions sur l'avenir du site de Notre-Dame-des-Landes (NDDL), des autres «grands projets inutiles», et sur l'action du gouvernement.

Vous vous êtes beaucoup impliqué dans la lutte contre NDDL…

Ma première rencontre avec les paysans de Notre-Dame date de 1973. On a une histoire commune. Ils ont créé un groupe de résistance à l’aéroport en 1972, puis sont montés sur le Larzac quand nous avons organisé notre marche contre le projet d’extension du camp militaire. Nos échanges n’ont jamais cessé depuis. J’ai écrit aux médiateurs nommés par le gouvernement en juin pour étudier une dernière fois le projet de NDDL et ses alternatives, puis je les ai rencontrés. Pour leur dire qu’en cas d’enterrement de l’aéroport, il fallait proposer un projet de territoire concret, sur le modèle de ce que nous avons fait sur le Larzac après l’abandon de l’extension du camp par François Mitterrand en 1981. Cela a été introduit dans leurs conclusions.

Peut-on vraiment reproduire l’expérience du Larzac à NDDL ?

Les outils juridiques utilisés là-bas sont applicables à Notre-Dame. La gestion collective du Larzac, sur 6300 hectares, fonctionne depuis trente-trois ans et a été renouvelée par l'Etat jusqu’en 2084. Mais on ne peut pas faire de copier-coller, ce n’est ni le même territoire ni la même époque. Le projet tel qu’il sera défini sur place, et ce n’est surtout pas à moi de le définir, sera spécifique à Notre-Dame, ce sera son histoire propre. Nous sommes en l’an 1 de Notre-Dame, ça démarre aujourd’hui. C’est passionnant. Comment sortir d’une résistance, se projeter dans l’avenir ?

C’est dur, ça prend du temps. Il y aura des conflits, comme partout, comme il y en a eu aussi sur le Larzac. Il y a des gens très différents, certains sont là depuis longtemps, d’autres pas, certains jouent collectif, d’autres sont plus individualistes. Il faut faire cheminer cette nouvelle famille, ensemble. Les repas de famille ne sont pas toujours marrants, tu as toujours un vieil oncle chiant, donc il y aura toujours des sujets qui fâchent. Mais la lutte a construit un nouvel espace. Maintenant, il faut le faire vivre et tu ne peux plus t’en prendre à personne, c’est toi-même qui dois trouver les règles du jeu. Et ça c’est génial, c’est des moments merveilleux. Notre-Dame sera un vrai laboratoire foncier du XXIe siècle, un laboratoire du bocage, qui sera différent de celui du Larzac.

Qu’y aura-t-il de nouveau ?

Dans les années 80, sur le Larzac, on ne se posait pas comme aujourd’hui la question des cabanes ou d’autres types d’habitat léger comme les yourtes. On ne se demandait pas non plus comment gérer les pelouses sèches, quand faire pâturer pour que les orchidées puissent pousser, cela n’a pas été défini en amont mais c’est arrivé après, au fil de la prise de conscience écologiste. Aujourd’hui, la prise en compte de la zone humide et de la biodiversité de Notre-Dame favorise une solution globale, une gestion collective de cet espace.

On en arrive à la question, majeure, du partage des usages de la terre, de l’eau… C’est nouveau. Beaucoup parlent des communs, mais c’est une notion fermée qui ne peut pas rendre compte de la complexité des choses, il faut plutôt parler des droits d’usage. C’est un vrai débat de fond qui peut paraître très théorique mais en fait est très concret. La réalité ce n’est pas les communs, mais l’usage que tu en fais, comment tu définis puis lies les différents usages.

Prenons la terre. Sur un espace comme Notre-Dame, tu as des randonneurs, des chasseurs, mais aussi des gens qui ont mené des projets collectifs nés pendant la lutte, des boulangeries, un atelier de travail du bois, d’autres encore qui font de l’élevage ou du maraîchage… Tu te retrouves avec des multiusages de la terre. Parfois, il y a des nœuds aux endroits où se superposent les usages, par exemple entre biodiversité et agriculture. Alors tu essaies de construire les outils qui permettent à ces usages de cohabiter. Confronter les usages permet d’avoir une vision globale de ce territoire. Cela permet aux citoyens de se réapproprier le débat et de le construire eux-mêmes. Quelles sont les priorités, qui les définit ? La vraie démocratie, ou au moins l’implication des gens, passe par la construction de ces discussions autour du partage des usages.

Concrètement, comment faire ?

La discussion, c’est lent. Il est important de donner du temps. Le gouvernement l’a compris en excluant l’évacuation immédiate de NDDL. Pour le retour à la circulation sur la départementale, les choses se sont construites patiemment, ils y sont arrivés. L’Etat est aujourd’hui propriétaire du foncier. Il doit débrouiller le sac de nœuds de l’expropriation, demander à chaque exproprié s’il veut redevenir propriétaire. Après, on saura quel est le stock de terres qui reste. Sur ce plan, l’expérience du Larzac est reproductible assez facilement.

En parallèle, il faut réécrire le schéma de cohérence territoriale (Scot),  qui définit aujourd’hui NDDL comme zone aéroportuaire. Idem pour les plans locaux d’urbanisme intercommunaux (PLUI). C’est là que la question des usages entre dans la discussion, entre agriculteurs, habitants, naturalistes, élus, services de l’Etat, etc. Quels projets peut-on avoir sur ce territoire, qui ne sont pas forcément dans les normes actuelles ? Est-ce qu’on prévoit par exemple des zones pour les habitats légers, est qu’on les fait près des hameaux, est-ce qu’il y a des zones dédiées ? Cela doit être un débat inclusif. Il faut déterminer collectivement les zones d’expérimentation. Tout cela doit ensuite être validé par l’ensemble des communes, de Saint-Nazaire à Nantes. Il n’y aura pas de solution définitive avant deux ou trois ans. Sur le Larzac, la solution définitive, la signature du bail emphytéotique, n’est arrivée qu'en 1985, quatre ans après l'abandon du projet par Mitterrand. Cette durée, c’est une chance. Car le temps juridique permet de construire sur une autre base que la résistance. Sur des projets.

Y aura-t-il un avant et un après Notre-Dame-des-Landes ?

On ne pourra plus imposer de «grands projets cinglés», qui reconstruisent de manière artificielle un territoire sans tenir compte de sa réalité, de l’écologie. Beaucoup sont liés aux transports. Le tunnel ferroviaire entre Lyon et Turin par exemple, ou encore ces élus locaux qui veulent faire une gigantesque gare TGV à l’extérieur de Nîmes. Dans le cas des aéroports, on ne se pose même pas la question du rôle de l’avion, de son impact sur le climat. Pareil pour les autoroutes, qui restent l’alpha et l’oméga de l’aménagement. L’A45 entre Saint-Etienne et Lyon ne se fera peut-être pas, faute de financement. Mais il en reste d’autres. Le projet le plus symbolique de ces chantiers inutiles, c’est le grand contournement ouest de Strasbourg (GCO). C’est complètement cinglé.

Le gouvernement l’a validé moins d’une semaine après l’abandon de NDDL. Serait-ce une compensation pour Vinci, impliqué dans les deux projets ?

Je n’en sais rien. En tout état de cause, cela menace plus de 330 hectares de terres labourables, parmi les meilleures, mais aussi le grand hamster, des forêts remarquables… Là encore, c’est un très vieux projet, un fantasme d’élus datant des années 1970. Et cela ne réduit pas les embouteillages à l’entrée de Strasbourg, ce n’est qu’un contournement qui profite aux camions voulant éviter les péages en Allemagne. On me dit maintenant qu’on va mettre aussi un péage sur le GCO. Je réponds : autant ne pas faire le GCO et obliger les camions à passer de l’autre côté du Rhin en interdisant la circulation au-delà d’un certain tonnage pour ceux qui sont uniquement en transit.

Une ZAD (zone à défendre) y a été installée…

Je suis le premier à y avoir campé en juin ! Je suis très en lien avec les gens qui sont dans la bataille à Strasbourg. Et avec le maire de Kolbsheim (Bas-Rhin), qui a fait la ZAD sur sa commune et a empêché l’abattage d’arbres. On va continuer la bataille. Même si ça sera compliqué, car il y a une vraie tentative de passer en force.

Comment remettre à plat les processus de décision, sans imposer les projets ?

A chaque fois, il faut dire : voilà le projet, et voilà l’alternative. Et étudier sur quels critères on définit l’intérêt général. C’est là qu’intervient la question de la légalité et de la légitimité : tu peux être légal dans ton processus mais illégitime car tu empiètes sur un intérêt général. L’utilité publique n’est pas forcément l’intérêt général. Faut-il prendre en compte l’intérêt général pour les générations futures, la biodiversité, le climat ? Je pense que oui, le long terme doit prévaloir. Sauf qu’il y a deux longs termes : celui de l’intérêt général et celui de l’Etat.

C’est-à-dire ?

Quand je dis Etat, je fais référence à sa logique administrative, aux lois, aux textes, une espèce de train qui ne s’arrête jamais. Quand le politique arrive aux manettes, l’Etat continue. Et le politique se fait «manger». La logique technicienne de l’Etat est effroyable. Dans la question des aménagements, c’est central. Idem sur le nucléaire : le politique peut dire en 2012 «on va fermer Fessenheim», mais la technostructure dit «cause toujours», et au bout de cinq ans, Hollande n’a toujours pas fermé la centrale. En 2011, on a gagné la bataille du gaz de schiste en six mois, avec l’adoption de la loi interdisant la fracturation hydraulique. A ce moment-là, on a dit, «il faut réformer le code minier». On est en 2018 et on attend toujours, car personne n’a envie de le réformer.

C’est la même chose dans la haute administration de la Commission européenne : la carrière des directeurs généraux dépasse le temps politique, ils sont là pour vingt à trente ans, et construisent leurs propres règles. C’est redoutable. La technostructure est omniprésente, on ne peut y toucher qu’avec une volonté politique démesurée. Or, le temps du politique est celui de la réélection, pas celui de l’intérêt général. Ce n’est pas une histoire de salaud ou pas, peu importe, mais c’est un fait. Donc quand on démarre une bataille, on ne sait pas combien de temps elle va durer. Le Larzac, ça a duré dix ans, NDDL encore plus, l’interdiction des OGM aussi, celle du boeuf aux hormones trente ans... C’est une question de conviction et de rapport de force. La bataille du nucléaire, on va la gagner. Le jour où la majorité des français sera pour la sortie...

Le rapport Spinetta sur l’avenir du ferroviaire, en oubliant la notion de service public, n’oublie-t-il pas aussi l’intérêt général ?

L'intérêt général, c'est d'abord se poser la question de répondre à la fois à la mobilité urbaine et à la liaison des territoires ruraux. Or, dans les deux situations, le train permet de diminuer massivement les émissions de CO2. C'est fondamental pour l'avenir. Il faut donc le prioriser et investir au niveau national sur les infrastructures, pour les passagers et le fret. Poser le débat par le dogme de l'ouverture à la concurrence ne permet pas d'y répondre.

Comment analysez-vous la déconfiture de l’écologie politique ?

L’écologie ne peut pas être enfermée dans une logique de parti. Dans une logique de mouvement, oui, comme pour les européennes de 2009, avec Europe Ecologie. C’est n’est pas qu’une question de mots, c’est une question de pratique. Il s’agit d’arriver à gagner des batailles qui ne soient pas simplement institutionnelles, et de concilier le temps politique, le temps long de l’écologie et celui des urgences (climatique, etc.). L’écologie n’a de sens que si elle est capable d’allier des gens qui sont dans les mouvements et d’autres sur le terrain, dans les luttes, les associations, les syndicats… Et dans le lieu de confrontation qu’est le Parlement européen où, si tu arrives à convaincre, tu peux construire des majorités. Sur la pêche électrique, on a inversé le rapport de force. Sur les transports, sur l’énergie, on fait bouger les lignes. Sur les perturbateurs endocriniens aussi, y compris sur la refonte des agences comme l’Autorité européenne de sécurité des aliments ou l’Agence des produits chimiques. Au fur et à mesure de ces batailles gagnées, qui sont souvent longues, on construit de l’Europe inclusive, citoyenne.

Vous vous représenterez aux européennes de 2019 ?

Non. Dix ans, ça suffit ; deux mandats consécutifs, c’est bien.

Et après ?

Il y aura plein de choses encore à faire. Des batailles, mais il y a aussi le quotidien, la vie…

Vous connaissez bien Nicolas Hulot ?

On n’est pas intimes mais on se connaît bien, oui.

Que pensez-vous de son bilan ?

Il a joué un rôle dans l’abandon de NDDL. NDDL a d’abord été une lutte de terrain, mais pour qu’elle gagne, il fallait qu’à un moment quelqu’un signe en bas de la page, qu’une décision politique soit prise. Son pouvoir de conviction a été central. Certains diront que c’est l’arbre qui cache la forêt. Mais quel arbre ! Après, on me dira que sa bataille sur le glyphosate, ce n’est pas beaucoup. Sauf que la Commission européenne dit «on renouvelle pour cinq ans» et la France déclare «on sort en trois ans». Et le fait que Hulot n’ait pas été présent à la conclusion des Etats généraux de l’alimentation, c’était une prise de position politique forte, pour exprimer son mécontentement. Il a ses convictions profondes, essaie de les faire passer. Il ne fait pas semblant. Hulot ministre de l’Ecologie, ça reste une direction qui est donnée.

Il y a eu la mise en place du Ceta, la «montagne d’or» en Guyane, les aides au bio rabotées…

Bien sûr. Ça montre bien que l’écologie n’est pas la question centrale aujourd’hui, ni au niveau du politique, ni à celui de l’Etat, ni dans la vie quotidienne. Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi, alors que l’écologie est essentielle pour le bien vivre ensemble et la reconstruction du lien social. Le problème, c’est qu’elle nécessite une réflexion politique globale.

Cette vision globale, Macron l’a-t-il ?

J'en sais rien. J'ai fait un tweet pour dire du bien de son discours à Rungis sur l'agriculture. Il a parlé de souveraineté alimentaire, de circuits courts. Le problème, c'est que dans le cadre des accords de libre-échange avec le Mercosur [Marché commun du Sud, ndlr], la France a accepté l'idée d'augmenter le contingent de viande bovine importée d'Amérique du Sud, ce qui veut dire culture intensive du soja, déforestation, etc. Si le discours est nickel, la pratique ne suit pas. Si un jour on fait le discours que les gens ont envie d'entendre et après on fait la politique que l'agro-industrie a envie qu'on fasse, ça ne peut pas fonctionner. A un moment, tu ne peux pas cacher cette dichotomie entre le discours et les actes, ça se voit trop, surtout maintenant que la prise de conscience écolo a infusé dans la société.

Si Hulot démissionnait, ce serait une énorme perte pour l’écologie ?

J’espère que ça n’arrivera pas et qu’on pourra encore construire des choses ensemble.

Photo Yann Rabanier pour Libération