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Libération
Éditorial

Le plan de conquête de Maréchal-Le Pen

Marion Maréchal-Le Pen, à Oxon Hill, près de Washington, jeudi. (Photo Kevin Lamarque. Reuters)
publié le 23 février 2018 à 20h36

Marion Maréchal-Le Pen a-t-elle lu Gramsci ? On ne sait. Mais sa démarche politique en semble directement inspirée. Le théoricien marxiste emprisonné par Mussolini avait conceptualisé «l’hégémonie culturelle» comme la condition sine qua non d’une victoire ouvrière, à la différence de Lénine, qui confiait le rôle décisif à une avant-garde militarisée imposant ses vues à la société par la violence. Dans les années 70, Alain de Benoist avait mis cette stratégie au service du combat «identitaire». Très minoritaire au départ, cette méthode a été largement employée au fil des années 90 et 2000 par la droite extrême et par les conservateurs pour regagner le rayonnement intellectuel qui était le leur dans les années 30, avant leur disqualification pour cause de collaboration avec les nazis.

Ecartant - pour l'instant - tout retour prochain à la vie politique active, la nièce de Marine Le Pen a repris le même bâton de pèlerin. Dans son discours devant les républicains américains, elle a livré le condensé des thèses identitaires qui essaiment aujourd'hui dans le monde entier, au terme d'un long combat idéologique mené par des intellectuels se présentant comme «les martyrs de la bien-pensance» (c'est-à-dire des victimes des progressistes) et des publicistes experts dans le maniement des médias et la bataille des idées : retour en force du nationalisme, critique fondamentale du libéralisme qui «marchandise» les rapports humains, invocation des traditions religieuses et familiales pour fustiger l'individualisme et la liberté des mœurs, dénonciation du «socialisme» qui entrave la liberté d'entreprendre, désignation de l'islam comme ennemi principal grâce à la confusion des terroristes avec l'ensemble des musulmans («le terrorisme est la partie émergée de l'islam», a dit Marion Maréchal-Le Pen à Washington).

Logique avec elle-même, elle annonce non la création d’un groupe politique, mais la fondation d’une école, destinée à donner aux futurs leaders néoconservateurs et xénophobes les armes idéologiques de leur combat. Aux Etats-Unis, pour prendre un seul exemple, la victoire des néoconservateurs sous George Bush, puis celle de Trump, avait été préparée par un intense travail intellectuel et militant mené à la base, au sein de mouvements comme le Tea Party mais aussi dans des revues de haut vol, puis à travers des émissions de télévision agressives, le tout assaisonné d’un activisme débridé sur les réseaux sociaux.

C'est un projet politique de long terme. Il consiste à réunir l'extrême droite populaire, ou populiste, aux fractions les plus conservatrices de la droite, en alliant le discours sur «les valeurs morales», façon Sens commun, avec une conception à la fois entrepreneuriale et protectionniste de l'économie, genre Trump. Cette coalition a un versant social : réconcilier la vieille bourgeoisie avec la droite dure, le XVIe arrondissement avec Hénin-Beaumont ; et un volet électoral : lancer des ponts entre les électeurs droitisés de LR et ceux du Front national.

Elle se heurte à des obstacles importants. Pour l’instant, la bourgeoisie classique reste plutôt libérale et répugne à rompre avec l’Union européenne ; les dirigeants de LR, Wauquiez compris, veulent assécher le vote FN en reprenant une partie de ses thèmes et non se réunir avec les frontistes. Mais il arrive toujours un moment où les intérêts priment. La bourgeoisie la plus conservatrice, comme dans les années 30, peut trouver un intérêt à se concilier avec les populistes, si la libre entreprise est préservée et si ses préjugés culturels tradis sont pris en compte ; une partie de la droite classique peut se dire que l’addition des voix FN et LR fournira une base électorale solide pour offrir une alternative au macronisme, tout en écartant l’éventualité d’un retour électoral du progressisme. Le tout enrobé par la phobie de l’islam, comme jadis par l’antisémitisme. La menace est encore virtuelle ; elle n’en est pas moins dangereuse.