Est-il bien raisonnable d’aller chercher son bonheur au Salon de l’agriculture lorsqu’on aime le tofu ? Allons-y tout de même : de grandes allées qui sentent bon la ferme, des cocoricos, des gosses qui tiennent la main à leur mamie, des tracteurs, des casquettes sur le crâne, des fromages et même Edouard Philippe qui passe. Le grand raout de la Porte de Versailles, à Paris jusqu’au 4 mars, attend quelques centaines de milliers de visiteurs (619 000 l’an passé).
Paradoxe apparent : cette vitrine de l'élevage de races à viande de toutes nos régions est installée dans la ville des bobos qui se ruent sur la soupe de chou kale et les burgers de légumes (très onéreux d'ailleurs). De façon moins caricaturale, 5 % des Français sont aujourd'hui végétariens, 30 % flexitariens et 50 % souhaitent augmenter leur consommation de légumes, si l'on en croit différentes études menées. Plus profondément, notre rapport aux animaux est bouleversé par un questionnement global sur leurs conditions de vie et de mort et certains, comme Julie Coumau dans Libération, pensent que le véganisme est plus qu'une mode : c'est «un mouvement social à part entière».
Et Porte de Versailles, donc ? Au cœur du Salon se trouve le hall 1. C'est là où sont les cochons, les moutons, et surtout les vaches, notamment la reine du bal de l'année, la vache Aubrac prénommée Haute. C'est aussi là que se dresse l'imposant stand d'Interbev, le groupement d'intérêt de la filière de la viande française. La couleur qui prédomine ici est le rouge, quelque part entre le tartare et l'entrecôte saignante. A priori, ce n'est pas ici que l'amateur de légumes trouvera satisfaction. L'objectif de la massive installation est clair : donner le goût de la barbaque aux plus jeunes, s'assurer que les autres le gardent.
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Dessin animé
Pour les premiers, cela passe, dans un premier temps, par les sympathiques aventures de la famille Jolipré, une galerie de personnages de dessin animé qui explorent une ferme où paissent joyeusement des animaux dodus au milieu d'une nature apaisée. Après avoir répondu à quelques questions sur les animaux de la ferme, l'enfant qui a obtenu les meilleures réponses monte sur scène. «On l'applaudit», sourit dans son micro le Jacques Martin d'Interbev.
L'animateur sort alors d'un panier des cadeaux pour la jeune lauréate : une trousse VIANDE, des crayons VIANDE, un cahier de coloriage POUR APPRENDRE D'OÙ VIENT LA VIANDE. Enfin, rappel est fait que le public peut retrouver les sémillants héros QUI MANGENT DE LA VIANDE sur le site LA-VIANDE.fr (oui, ça existe). Les enfants passent dans un second temps à un atelier décoré façon boucherie, où de nouvelles questions les invitent à différencier le steak de bœuf de la côte de porc. Sans transition, évidemment, entre le pré charmant et le gentil boucher. Cachons ces abattoirs…
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Pendant que les enfants s'amusent, les adultes poussent l'apprentissage un peu plus loin. En attendant leur tour pour assister à une «expérience inédite» (en réalité, un film sur la viande), ils répondent aussi (les quiz sont à la mode au Salon de l'agriculture) à des questions. «Qui sait quelle quantité de carbone est stockée dans les prairies où paissent les vaches ?» demande l'animateur. A force d'approximation et de relances «bien plus !», «oh non, pas tant !», le résultat tombe assez vite : 760 kg, assure-t-on. On ne sait pas si ont aussi été évoqués les gaz à effet de serre (notamment le méthane) qu'émettent en retour les bovins, ni sur le fait qu'une forêt stockerait tout aussi bien le carbone, et en plus grande quantité.
Qualité et petits volumes
La démarche d'Interbev répond à l'objectif d'une consommation massive de viande bon marché. Ce modèle économique n'est pas franchement plébiscité par les éleveurs croisés dans les allées voisines. François, 20 ans, venu de Vitré (Ille-et-Vilaine) avec ses vaches bretonnes Pie-Noir, ne peux que constater le recul de la consommation de chair animale. Pour lui, l'avenir de sa profession ne passe plus par l'élevage industriel de masse mais par un système basé sur la qualité et les petits volumes. Si les frictions avec les associations animalistes comme «269 Libération animale», qui tractent aux abords de la Porte de Versailles, l'irritent par leur côté abrupt (l'ONG est par ailleurs poursuivie en diffamation par Interbev), il concède aussi avoir observé «des progrès» dans l'encadrement des méthodes d'abattage en France, imputable en partie au travail de sensibilisation de telles associations.
Il est 12h12, l'heure d'avoir faim. Cap sur le hall consacré à la restauration. Pour deux végétariens, l'aventure est périlleuse. Les stands sont pensés pour les amateurs de viande, et uniquement pour eux.
Au stand du Cantal, on vend de la truffade en barquette : cela fera (très bien) l'affaire. Gilles, 45 ans, qui fait la navette entre le Cantal et la capitale pour le Bougnat de Paris, partage le constat d'impasse du modèle industriel de la viande. «Pour la production de masse, ça va devenir compliqué», explique l'homme en remuant une énorme poêle remplie de truffade. «Maintenant, les gens veulent des choses spécifiques. Nous, on fait dans la niche.» Lui vend notamment de la viande de Salers et des charcuteries auvergnates.
Tout près, Elisabeth et son mari finissent de manger sur le stand de la Charente. Leur petit-fils, presque 8 ans, a eu droit à un sandwich au saucisson. «Y a pas de légumes dans tout le Salon», déplore Elisabeth, qui vit à Charenton. Elle admet d'ailleurs qu'elle mange «moins de viande» chez elle : «Deux fois par semaine.» Derrière la famille, un stand propose un «cornet de saucisse» (des tranches de saucisson en vrac dans un cône de papier) pour 4 euros.
Pour trouver des légumes, c’est simple : il y a un hall pour ça, dénommé «cultures et filières végétales». Au centre trône, à la grande joie des enfants, une imposante moissonneuse-batteuse. Au plafond sont suspendus des drones, permettant la surveillance des immensités céréalières ou le largage de produits (garantis naturels, en l’occurrence des larves d’insectes prédateurs) contre les parasites des cultures. Là où les allées consacrées à l’élevage s’attachaient à exalter les traditions d’un terroir, celui de l’agriculture céréalière et maraîchère semble nettement plus technophile, même si les pesticides s’y font discrets. On trouve par ailleurs des semences de légumes et de fleurs, des kits de végétalisation urbaine et des stands à la gloire des (très bonnes) pommes de Normandie ou poivrons de Bretagne. Hors les rares points de dégustation, on doit se contenter, chez un grand groupe de l’agroalimentaire, de regarder les légumes en barquettes de plastique ou sous cloche. Quant au tofu, on n’en a pas trouvé.