Tout le monde est ravi. 120 Battements par minute triomphe, à Cannes d'abord, via le public ensuite, et maintenant à la cérémonie des césars. L'histoire de la lutte contre le sida est enfin célébrée, et l'engagement des premiers militants d'Act Up, faits de cœurs et de corps, est portée aux nues. Les commentateurs se lâchent : grâce à ces battements, le palmarès de Cannes puis celui des césars est sauvé de l'ennui. On respire donc !
Mais quel air respire-t-on ? Celui de la célébration du passé ? L’épopée de quelques rebelles magnifiques, devenus des héros trente ans plus tard ? Comment ne pas être sidéré par l’écart entre cette panthéonisation du passé et le désastre du moment présent ? Il y a, depuis au moins dix ans, 6 000 nouvelles contaminations par an. Tous les ans. Et on vit avec. Pire, on s’y habitue.
6 000 contaminations alors que, depuis 1996, les traitements marchent remarquablement bien et rendent les personnes traitées non contaminantes. 6 000 contaminations, alors que, depuis au moins cinq ans, on a tous les dispositifs pour casser l’épidémie : dépister, traiter aussitôt (c’est-à-dire dans les vingt-quatre heures) et, surtout, prévenir. Il existe ainsi, à côté du préservatif, de nouvelles méthodes de prévention, comme la Prep pour les personnes ayant des pratiques à hauts risques - ces personnes prennent une pilule tous les jours, ou bien juste pendant la période à risques. Comme un vaccin. Et cela marche, à 100 % si la personne suit exactement les modalités de prise. Sur la côte Ouest des Etats-Unis, à San Francisco, les autorités, fortement appuyées par la communauté gay, ont ainsi réussi à diviser par dix le nombre de nouvelles contaminations.
En France, pas de changement, c’est toujours le même tarif, 6 000 tous les ans. La ville de Paris a beau avoir lancé, il y a trois ans un programme «Paris sans sida», la modestie des moyens et l’engagement relatif des politiques comme des médecins n’ont toujours pas changé la donne. La région Ile-de-France ? Même constat, des mots et peu de résultats. A Marseille, à Lyon ou dans les banlieues, pareil. Quant au ministère de la Santé, il a d’autres soucis en tête.
Alors ça continue. Tous les ans. Les associations de lutte contre le sida gèrent la situation et tiennent bien souvent un discours victimaire, de soutien et d’aide. Les malades, bien sûr, en ont besoin. Mais n’y a-t-il pas aujourd’hui d’autres urgences, d’autres combats à mener, entre autres celui de casser ce sinistre ronron épidémique ? N’y a-t-il pas la nécessité de changer, selon le mot à la mode, de «paradigme» ?
Aujourd’hui n’a rien à voir avec la situation d’hier. Tous les experts le disent : on a les moyens d’en finir avec le VIH. Mais voilà, en France, il y a encore des services de maladies infectieuses qui refusent de faire de la Prep. En France, il se passe encore plusieurs semaines entre la découverte de la séropositivité d’un patient et sa mise sous traitement. En France, quand une personne découvre qu’elle est séropositive, on recherche distraitement les personnes qu’elle aurait pu contaminer. En France, les migrants séropositifs, contrairement aux préjugés, se contaminent majoritairement dans l’Hexagone.
En France, en 2018, il y a encore et toujours 6 000 contaminations par an. Et ce n’est pas du cinéma.