Les mots qui envahissent la salle d'audience sont techniques, froids, étrangers : «lésions traumatiques», «strangulation», «arcs costaux», «ligne axiale», «amputation du sein gauche», «zone ecchymotique», «éviscération pelvienne», «plaie à bords effilés», «blessures transfixiantes»… Ils forment une glaçante et interminable litanie du crime, accompagnent toute la lecture de l'acte d'accusation. Sur le banc des parties civiles, une dame aux fines lunettes et cheveux bruns coupés court sanglote silencieusement. C'est de sa fille, Marie-Hélène, dont on parle. Dans le box, un homme aux mèches grasses clairsemées sur le crâne, visage blême et barbe mal rasée, est perdu dans la contemplation de ses pieds. C'est lui qui est accusé de l'avoir tuée et atrocement mutilée. Plus précisément, Jacques Rançon comparaît devant les assises des Pyrénées-Orientales pour les meurtres de Moktaria Chaïb et Marie-Hélène Gonzalez, en 1997 et 1998 à Perpignan. Il doit aussi répondre d'une tentative d'homicide, de viol et tentative de viol sur deux autres femmes, à la même époque.
«Le malheureux du village»
En guise de préambule, le président Régis Cayrol livre cette phrase qu'il «aime bien» : «Juger c'est comprendre et, pour comprendre, l'essentiel c'est de connaître.» Dans cette affaire où la violence du geste criminel semble éclipser son auteur, où l'on pourrait être tenté de s'abandonner à la répulsion et à l'effroi, ses propos ont une résonance toute particulière. Ils signifient que les jurés doivent remettre des mots là où il n'y a que du sang, un sens où on ne discerne que des maux. Il va falloir comprendre l'accusé, cet homme au physique ingrat, épaules avachies et bedaine moulée dans un tee-shirt orange, ce type aux yeux perpétuellement mi-clos qui exhale un parfum de taule et de désespérance. «Nous avons besoin de vous connaître Jacques Rançon. On vous écoute», lance le président en direction du box. Lueur affolée. L'accusé «ne sait pas par où commencer». D'ailleurs, Jacques Rançon ne sait pas grand-chose : il ne sait pas pourquoi il n'avait pas d'amis quand il était enfant, pourquoi son frère et sa sœur ont été placés et pas lui, pourquoi il était mauvais à l'école. Il ne sait pas s'il a été aimé ni à quoi ressemble un câlin, s'il était «un peu» ou «très» malheureux. Il ne sait plus comment il a rencontré sa première petite amie, ne sait pas pourquoi elle l'a quitté ni si cette rupture était «difficile». Il dit ne pas bien savoir faire la différence entre «faire l'amour» et «violer», ne sait pas parler de sentiments.
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Il se tient debout, les deux mains posées sur les bords du box. D'une voix un peu rauque, il bricole un langage de phrases courtes, zigzague dans les souvenirs. «Quand j'étais petit, j'étais malheureux. Je vivais dans une maison en bois. Mes parents n'étaient pas câlineux avec moi», conte-t-il. Pour résumer son enfance, il a trouvé une formule : «Le malheureux du village.» «C'est quoi les caractéristiques du malheureux du village ?» s'enquiert Régis Cayrol. «Je sais pas», répond sans surprise l'accusé. Le village c'est Hailles, dans la Somme. Jacques Rançon y a grandi entouré par une mère «un peu simplette» – elle ne sait ni lire, ni écrire – et un père maçon retraité, amateur de pêche et buveur de vin. Ce dernier a eu treize enfants d'un premier mariage, que l'accusé ne connaît pas. Sauf Denise, sa demi-sœur. Puis des jumeaux, Claude et Claudine, avec sa seconde épouse. Là encore, Jacques Rançon ne les a jamais côtoyés puisqu'ils ont été placés très tôt. «J'étais tout seul à la maison», se remémore-t-il avant d'esquisser à gros traits sa vie dans le baraquement délabré construit après la guerre de 14-18. Jusqu'à ses 18 ans, il dort dans la même chambre que ses parents. Il dépeint quelques scènes quotidiennes : le voici seul en train de jouer au ballon sur la place du village, seul gravant son nom tel un Robinson dans la petite chapelle du coin, seul encore vagabondant dans les hangars ou travaillant dans les fermes à couper les betteraves en échange de quelques endives ou boîtes de conserve. Un expert finira par souffler cette phrase de Jules Renard : «Tout le monde n'a pas la chance d'être orphelin.»
«Ni connu ni reconnu»
Jacques Rançon dit «ouais», parfois «nan». Les témoins comblent les lacunes de la mémoire et les creux du langage. «Notre père, il était méchant, très méchant. Ma mère m'a dit que quand il était jeune, il crevait les yeux des chats», commente sa demi-sœur Denise, entendue en visioconférence. Pour autant, l'accusé ne relate pas de violences physiques, mis à part quelques taloches assenées d'une main maternelle «quand [il] faisait des conneries». Son père, quant à lui, s'en «foutait». A la barre, son instituteur du primaire décrit un gamin qui, à 10 ans, accumule déjà deux classes de retard. Il fallait le voir débarquer à la sortie scolaire avec une boîte de cassoulet en guise de pique-nique ou dans la cour de récré avec un short taillé grossièrement dans le pantalon de son père. «Je me dis que j'aurais dû faire quelque chose de plus. Je me sens aussi responsable», prononce le témoin avec une pudeur mêlée de regrets.
Après une scolarité médiocre, Jacques Rançon a enchaîné les boulots. D'abord chez Kindy, un fabricant de chaussettes. Puis il sera cariste pendant dix ans chez General Distribution. Il n'en dit pas grand-chose. Le mot «plaisir» n'intervient qu'à un seul moment : pour parler des voitures. C'est avec sa Renault 5 Alpine qu'il a «connu sa première femme». «Elle m'a quitté quand j'ai quitté la voiture», analyse-t-il. Un problème de moteur. Ou de jalousie, selon de quoi on parle. Il y aura ensuite une 4L. Et Carole, la mère de son fils aîné, rencontrée au bal. «Elle m'a quitté au bout de cinq ans, elle est partie avec un autre», commente lapidairement l'accusé. Plus tard, il sera au volant d'une Fuego noire. On ne sait pas si c'est à ce moment qu'il rencontre Marie-Claude, avec qui il aura un deuxième enfant «ni connu ni reconnu», selon les mots du président. Une chose est sûre : il a une Fiat Uno blanche quand il fait la connaissance de Sylvia, en 1997. Il s'installe chez elle «pas par amour mais parce qu'elle avait une maison», puis décide de partir. Enfin, en 2005, il s'éprend de Lolita. Elle a 16 ans. Il en a 44. Ils auront deux enfants. Et puis, un jour, «un copain est venu à la maison. J'ai proposé qu'on le fasse à trois. Finalement, elle est restée avec lui». Fin de l'histoire. Du moins, selon son récit.
«Scénarios pervers»
«Est-ce que les autres, ça existe pour vous ?» insiste Régis Cayrol. «Ouais», répond Jacques Rançon. Les psychiatres en sont moins assurés. «Il a un certain sadisme, une méconnaissance de l'autre qui devient l'objet d'une recherche de plaisir. Il ne supporte pas le refus», expose Roger Franc. Selon lui, les agressions en série qui maculent son casier judiciaire suivent un rituel depuis «la scène source d'émotion», sorte de transgression originelle. C'était en 1976. Marie-Line la raconte à la barre, encore agitée de larmes : «J'avais 15-16 ans, je revenais du train et il a surgi du bois. Il m'a foutue par terre, a voulu me déshabiller. Une dame m'a entendue crier et m'a recueillie chez elle.» Jacques Rançon en sera quitte pour une dérouillée. En 1992, il est arrêté pour viol et sera, cette fois, condamné à huit ans d'emprisonnement. Lorsqu'il sort en 1997, il décide de s'installer à Perpignan parce que «c'est la ville la plus basse de France». C'est là qu'il aurait commis les faits dont il doit actuellement répondre et pour lesquels il a été confondu par son ADN dix-sept ans plus tard. Entre-temps, il y aura d'autres incarcérations pour des violences ou des agressions sexuelles. «Sept victimes en huit ans», récapitule Me Nicolau, l'avocat des parties civiles.
Finalement, le président voudrait bien qu'on lui explique comment on en arrive «à ce degré zéro d'empathie et de culpabilité». Quant aux avocats de la défense, ils lorgnent vers les experts pour savoir si leur client est «incurable» ou si on peut encore «le sauver». Selon Roger Franc, l'accusé ne souffre d'aucune pathologie mentale et est accessible à une sanction pénale. C'est un homme «sadique» qui trouve une «complétude dans le passage à l'acte», dans la sensation «d'être le plus fort». La répétition de «scénarios pervers» serait née «d'un sentiment d'angoisse de la sexualité, d'insuffisance». Son confrère Pierre-André Delpla n'est pas tout à fait du même avis, il «ne croit pas en un scénario pervers» sciemment élaboré mais voit davantage «un vide psychique», une «indigence morale». Il décrit un homme dénué de surmoi, «qui vit dans l'immédiateté» et cède à ses pulsions. «Ce n'est pas Hannibal Lecter mais c'est quelqu'un de primaire, un psychopathe primaire», dira-t-il. L'expert retranscrit à voix haute ce qu'il imagine dans la tête de Jacques Rançon : «Quand j'ai envie de sexe, je le prends. Comme un enfant avec un jouet. Et quand le jouet réagit mal, je le casse.» Et d'ajouter en faisant allusion aux mutilations perpétrées sur les corps de Moktaria Chaïb et Marie-Hélène Gonzalez : «Il casse le jouet et s'empare des morceaux comme des trophées.» Dans le box, Jacques Rançon ne lève jamais les yeux. Ni sur ses juges, ni sur ses crimes.