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Analyse

Et si on faisait enfin la peau à l’inégalité salariale ?

Quarante-six ans après l’inscription dans la loi de l’égalité de salaires entre les hommes et les femmes, l’écart moyen s’élève toujours en France à 25,7% tous temps de travail confondus, et à 9% à poste équivalent. Pourtant, des solutions existent. Ne reste qu’à les appliquer.
La secrétaire d’Etat chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, à Matignon mercredi pour une réunion sur l’égalité professionnelle. (Photo Albert Facelly pour Libération)
publié le 7 mars 2018 à 21h06

Du fric, du fric, du fric. Pas des promos, du fric. C'est ce que vont, une fois de plus, réclamer des milliers de Françaises (et qui sait, de Français ?) en cette journée internationale des droits des femmes. Ce grand raout, fixé le 8 mars par l'ONU en 1977, est l'occasion de mettre en lumière les nombreuses inégalités et violences dont les femmes font l'objet, de dénoncer les stéréotypes sexistes… mais surtout, d'insister sur le nerf de la guerre : les inégalités salariales. Ainsi, comme l'année dernière, le Collectif «8 mars 15 h 40» (qui fédère des associations féministes comme le Collectif national pour les droits des femmes, le Planning familial, Osez le féminisme ainsi que Solidaires, la CGT ou encore l'Unef) appelle à la mobilisation dans tout le pays. Grève pour celles et ceux qui le peuvent, rassemblements et manifestations (à Paris, place de la République), port de brassards symboliques, insurrection sur les réseaux sociaux… Le mot d'ordre est clair : il est grand temps de faire la peau à cette différence de traitement pécuniaire. Mais pourquoi à 15 h 40 ? «C'est l'heure à laquelle les femmes cessent d'être payées chaque jour, sur la base d'une journée standard», explique le collectif. Soit une journée débutée à 9 heures et qui s'achève à 17 heures, avec une heure de pause déjeuner. Pour arriver à ce constat, le collectif se fonde sur l'écart salarial moyen, qui s'élève en France à 25,7 %, tous temps de travail confondus, et à 9 % à poste équivalent, selon le ministère du Travail. Une situation qualifiée «d'inadmissible» par la ministre, Muriel Pénicaud. «Il est temps qu'en matière d'égalité, l'Etat devienne un moteur, une locomotive», renchérit Marlène Schiappa, la secrétaire d'Etat chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes.

A en croire le gouvernement, le train est déjà en marche : l’objectif a été fixé de régler le problème d’ici trois ans. Fort bien. Mais comment ? Des annonces sont attendues ce jeudi. En préambule, Matignon a organisé mercredi une consultation avec les partenaires sociaux auxquels ont été présentées des pistes de travail pour favoriser l’égalité. Ils auront un mois pour s’y plonger. Les mesures retenues pourraient ensuite être intégrées au projet de loi de réforme de la formation professionnelle, de l’apprentissage et de l’assurance chômage, que présentera Muriel Pénicaud mi-avril en Conseil des ministres. Patience, patience, donc : à en croire les prédictions du Forum économique mondial, et au rythme effréné où vont les choses, il ne faudra attendre que deux cent dix-sept ans, soit l’an 2234, pour (enfin) parvenir à l’égalité.

D’ici là que faire ? Allumer des cierges, croiser les doigts, muscler les lois, taper plus fort sur les doigts, pousser les mâles à pouponner davantage ? Cinq pistes pour espérer avancer.

Et si on commençait par appliquer la loi ?

Forums, débats, tribunes : des années que les femmes réclament l'égalité salariale. En France, des lois sont pourtant bien là et elles ne datent pas d'hier. Ainsi, la règle «à poste égal, salaire égal» est prévue par le code du travail depuis… quarante-six  ans. L'interdiction de toute discrimination fondée sur le sexe est, elle, inscrite dans la loi depuis 1982. Faute de révolution en la matière, des sanctions ont été prévues par la suite. Objectif ? Frapper les contrevenants au portefeuille. Ainsi, un décret paru fin 2012 impose des pénalités financières aux entreprises de plus de 50 salariés qui n'agissent pas contre les inégalités, que ce soit par des négociations avec les partenaires sociaux ou par l'élaboration d'un plan d'action. Montant des pénalités ? Jusqu'à 1 % de la masse salariale. Las, le bilan n'est pas reluisant : depuis la création de ce dispositif, seules 106 sociétés se sont fait taper sur les doigts, alors que 66 % des entreprises concernées seraient hors la loi. «Les agents d'inspection du travail manquent cruellement de moyens et d'outils de contrôle», déplorait en janvier dans Libération Cristelle Gillard, conseillère aux droits des femmes pour le Conseil économique, social et environnemental.

Parmi les pistes qui pourraient apparaître dans le projet de loi Pénicaud prévu pour avril, figure donc l'idée de renforcer les sanctions financières. Alors que la loi actuelle demande aux entreprises qui ne sont pas en règle de présenter des «moyens» d'action, elles pourraient bien à l'avenir être face à une obligation de résultats. Et pour que résultats il y ait, est soumise l'idée de mettre à disposition des sociétés un logiciel libre de droit, intégré aux systèmes de paie, qui fournisse une méthodologie pour améliorer la politique salariale. En cas d'écarts injustifiés de salaire entre les sexes constatés par l'inspection du travail, l'entreprise aurait trois ans pour rentrer dans les clous. Faute de quoi, il lui faudra passer en caisse et s'acquitter d'une amende. Si ces mesures sont, à l'arrivée, intégrées au futur projet de loi, le gouvernement mise sur une entrée en vigueur dès 2019 dans les entreprises de plus de 250 salariés, et l'année suivante pour celles entre 50 et 249 employés.

Et si on dénonçait les tricheurs ?

Face à cette application insuffisante de la loi, certains prônent la méthode forte : le name and shame. Soit balancer les noms des entreprises qui fautent. C'est ce que souhaite notamment le conseiller régional EE-LV d'Ile-de-France Julien Bayou. Avec Osez le féminisme et le collectif les Effronté·e·s, ils ont déposé un recours devant le tribunal administratif de Paris en avril 2015 pour obtenir la liste des entreprises déjà condamnées. «On peut et on doit faire plus pour réduire les inégalités», arguait alors l'élu. «Selon la taille et la richesse des entreprises, les sanctions financières peuvent ne pas être suffisamment dissuasives», appuie Fatima Benomar, porte-parole des Effronté·e·s. Pour elle, «rendre publiques de telles données pourraient avoir un impact sur l'image de marque de ces boîtes». Alors, peut-être, seront-elles acculées, contraintes d'agir. «A l'heure actuelle, les entreprises condamnées mettent vraiment de la mauvaise volonté à se mettre en conformité avec la loi. Il faut dire qu'elles reçoivent d'abord des mises en demeure, et beaucoup de temps s'écoule avant qu'elles ne soient condamnées», estime Fatima Benomar. Et de conclure : «Dans une démocratie, les consommateurs et les consommatrices sont en droit de savoir à qui ils ont affaire, c'est une question de transparence». La réponse du tribunal administratif est attendue pour le 15 mars.

Du côté du gouvernement, on étudie simplement la possibilité d’encourager les entreprises à une certaine transparence sur leur site internet. Rien de bien contraignant, en somme. Et on peut déjà parier que les plus avancées en matière d’égalité salariale seront plus promptes à s’afficher que celles qui traînent les pieds.

Et si on frappait un grand coup comme en Islande ?

«Afram stelpur !» ou «allez les filles !» En 1975, 25 000 Islandaises (pour une population totale de 217 000) envoient massivement bouler leur boulot et manifestent. Une première mondiale. Sur leurs pancartes, elles insistent sur tout ce qu'elles font pour leur pays, au travail ou à la maison. Depuis, ces pionnières de l'égalité n'ont jamais baissé la garde. Une loi très stricte sur l'égalité salariale entre les femmes et les hommes, annoncée en mars 2017 et votée en juin par 80 % des parlementaires, est entrée en vigueur le 1er janvier. Encore une première mondiale : toutes les entreprises islandaises de plus 25 salariés doivent désormais prouver, documents à l'appui, qu'à travail égal, hommes et femmes perçoivent la même rémunération.

Ce nouveau texte inverse la charge de la preuve. Il ne revient plus aux salarié·e·s (eh oui, aujourd’hui le point médian s’impose) de prouver la discrimination en raison de leur genre, mais aux entreprises de démontrer que, s’il y a écart de salaire, le genre n’y a aucune part. Devront ainsi apparaître l’ancienneté de l’employé·e, sa formation, son expérience, sa valeur ajoutée, le stress induit par ses tâches, etc. Un organisme indépendant chargé de vérifier la sacro-sainte règle du «à travail égal, salaire égal» délivrera aux bons élèves un certificat de conformité valable trois  ans. Les plus petites entreprises ont jusqu’au 31 décembre 2021 pour se mettre en règle. Toutes les autres (entreprises de plus de 250 salariés, administrations publiques, ministères) ont jusqu’à fin 2018. Dans le cas contraire, une amende pouvant aller jusqu’à l’équivalent de 400 euros par jour sera appliquée. Par ici la monnaie !

Et si on lançait une opération transparence comme en Allemagne ?

Combien gagnent mes collègues ? Le sexe opposé est-il mieux payé ? Ces questions, qui taraudent bien des employées, les Allemandes sont désormais en droit de les poser très officiellement à leur employeur, depuis l’entrée en vigueur le 6 janvier d’une loi baptisée «EntTranspG». A condition, toutefois, de travailler dans une entreprise comptant plus de 200 salariés, et au sein de laquelle au moins six personnes du sexe opposé occupent le même poste. Si tel est le cas, chaque salarié peut solliciter l’aide de son comité d’entreprise, qui déposera anonymement une demande officielle auprès de la direction. A réception, le patron a alors trois mois pour communiquer les chiffres. Magique ?

Saluée à l'étranger, notamment par la secrétaire d'Etat française Marlène Schiappa pour qui c'est «une bonne idée», la mesure ne fait pourtant pas l'unanimité dans le pays : quid des PME ? Et des entreprises ne disposant pas d'un CE ? Les conservateurs, eux, ont dénoncé dès la gestation du texte des «nouvelles charges bureaucratiques» pour les entreprises. Dans un guide de bonnes pratiques publié fin novembre, le collectif féministe français les Glorieuses estimait pour sa part que «la transparence des salaires au sein des entreprises est une condition évidente de la réduction de l'écart salarial entre femmes et hommes». Balance ton prix ?

Et si les hommes passaient plus de temps à la maison ?

Comment éviter que les femmes soient les premières à mettre la pédale douce dans leur boulot et se mettent à temps partiel pour mieux jongler avec les 3 h 26 qu'elles consacrent chaque jour aux tâches domestiques (ménage, courses, soins aux enfants, etc.) contre 2 heures pour les hommes selon l'Insee, sans compter ce boulet qu'est la charge mentale ? La question est cruciale, quand on sait que temps partiel, forcément, rime avec moindre rémunération. Selon le ministère du Travail, les temps partiels seraient ainsi occupés par des femmes dans 80 % des cas… A en croire ceux qui tentent de secouer le vieux cocotier de l'inégalité, la solution tient dans ce proverbe suédois : «L'émancipation de la femme par le travail, l'émancipation de l'homme par la famille». Très bien, mais concrètement ?

Depuis des années, Jérôme Ballarin, président-fondateur de l’Observatoire de la parentalité en entreprise, association qui œuvre depuis 2008 pour un meilleur équilibre entre vie pro et vie perso, milite notamment pour un congé paternité digne de ce nom. A l’heure où le gouvernement réfléchit à rallonger les fameux onze jours de congé auxquels ont droit les pères (en sus des trois jours de «congé de naissance» automatiquement accordés par le code du travail), Jérôme Ballarin, auditionné par l’Inspection générale des affaires sociales (l’Igas) qui doit remettre un rapport sur cette question, milite pour que les trois jours systématiquement accordés deviennent cinq, et les onze jours de congé paternité, quinze.

Pour mieux inciter les hommes à se lancer dans l'aventure des couches-culottes, il propose aussi que les fameux onze jours soient davantage rémunérés, quand actuellement le plafond maximum de l'indemnité journalière est de 83,58 euros. «Des solutions peuvent être trouvées, soit en relevant le plafond de la Sécu, soit en jouant sur le crédit d'impôt famille (1), ou encore via des contrats de prévoyance.» Et puis, «il faut davantage communiquer auprès des hommes sur le congé parental d'éducation. Dans certaines entreprises, comme Areva, des salariés ne prennent pas le fameux mercredi, mais un 9/10e qui leur permettent d'être présents pendant les vacances scolaires. Il faut être créatif pour séduire les hommes.»

Autre levier pour inciter les femmes à ne pas se mettre en retrait : le télétravail. «Il n'est pas genré, comme le temps partiel, et permet à l'homme qui télétravaille de gérer les devoirs par exemple», ajoute le président de l'Observatoire de la parentalité. Bref, les moteurs sont là. «Aux managers», comme les appelle Jérôme Ballarin, d'appuyer dessus. A bon entendeur…

(1) Ce dispositif assez peu connu permet aux entreprises engageant des dépenses dans le but de permettre à leurs salariés de mieux concilier leur vie professionnelle avec leur vie privée de bénéficier d'un crédit d'impôt.

En Europe aussi...

Les femmes ont gagné en moyenne 16% de moins que les hommes dans l'Union européenne en 2016, selon les chiffres de l'office européen de statistiques Eurostat publiés mercredi. Les écarts dépassent les 20% en Estonie (25,3%), en République tchèque (21,8%), en Allemagne (21,5%), au Royaume-Uni (21%) et en Autriche (20,1%). A l'inverse, les salaires se rejoignent en Roumanie (5,2% d'écart), en Italie (5,3%), au Luxembourg (5,5%). En Belgique, en Pologne, en Slovénie et en Croatie l'écart de salaire est aussi inférieur à 10%.

En France, l'écart de rémunération est de 15,2%. Ce chiffre est inférieur aux 25,7% avancés par le ministère du Travail français. Comment se fait-ce ? Eurostat ne prend pas en compte dans son étude les salaires dans les administrations publiques.