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Tournée

Pétitions, pressions et annulations… Les concerts de Bertrand Cantat font polémique

Un festival en Ardèche a décidé ce mercredi de retirer de sa programmation le chanteur, condamné pour le meurtre de sa compagne en 2003. La veille, le conseil départemental de la Manche annonçait le retrait de sa subvention à un festival décidé à le maintenir.
Bertrand Cantat en concert à La Rochelle, le 1er mars. (Photo Xavier Leoty. AFP)
publié le 7 mars 2018 à 17h31

Ce mercredi soir, veille de Journée internationale des droits des femmes, Bertrand Cantat doit se produire à la Laiterie, à Strasbourg. Le chanteur, condamné à huit ans de prison en 2003 pour avoir porté des coups mortels à sa compagne, Marie Trintignant, et libéré en 2007, continue sa tournée, au gré des protestations et de quelques annulations. Après Strasbourg ce soir, Dijon puis Montpellier. En tout, entre ses dates et ses participations à des festivals, l'ex-leader de Noir Désir, revenu avec un nouveau groupe, Détroit, doit se produire une quarantaine de fois d'ici l'été.

A La Rochelle, où il lançait sa tournée la semaine dernière, le concert n'a pas fait de remous. Selon l'AFP, qui avait dépêché un journaliste, la salle de la Sirène, 1 200 places, était même comble. Ce sera le cas ailleurs, à en croire les sites de vente de billets. A Strasbourg, malgré des demandes d'annulation, Bertrand Cantat devrait également se produire sans trop d'encombres. «C'est vraiment très compliqué d'interdire, sinon on va interdire énormément de choses», a justifié Françoise Bey, adjointe au maire de Strasbourg en charge du droit des femmes, interrogée par France 3 régions. Façon de montrer patte blanche, la municipalité a rappelé que le même soir est organisée une projection du film Jusqu'à la garde, mettant en scène une famille dont le père est accusé de violences.

«Désapprobation»

D'autres villes ont opté pour une autre stratégie. Ainsi, à Saint-Nazaire, le maire socialiste, David Samzun, a fait savoir sa «désapprobation» aux organisateurs du festival les Escales, où l'artiste devait se produire le 29 juillet. «Je suis attaché à ce que les personnes condamnées et ayant exécuté leur peine, retrouvent pleinement la vie de la cité, mais je suis aussi, en tant que maire et responsable politique, attaché au maintien de la paix civile», écrivait-il dans une lettre ouverte fin janvier. Défense des organisateurs : «Celui que nous invitions, c'était le chanteur qui, de Noir Désir en passant par Detroit et Amor Fati, a contribué à écrire l'histoire du rock français. Son dernier disque nous avait convaincus par sa qualité artistique et musicale.» Il n'empêche, face aux protestations émanant des «sphères publiques et privées», la déprogrammation a été actée. Contactés, les organisateurs n'ont pas souhaité s'exprimer, au risque de donner l'impression de s'être pliés aux desiderata de la municipalité. Une pétition a d'ailleurs été lancée («Contre l'ingérence politique sur le choix des programmateurs des manifestations culturelles et au droit à la liberté artistique»). En un mois, elle a recueilli un peu moins de 6 000 signatures.

A Ruoms, en Ardèche, ce n'est pas le politique mais les «manifestations et désistements de certains festivaliers et mécènes» qui ont convaincu les organisateurs de l'Ardèche Aluna Festival. Bertrand Cantat, là aussi, sera donc remplacé, ont-ils annoncé ce mercredi.

«Choix politique»

La pression, à présent, se concentre notamment sur Grenoble, où le chanteur doit se produire les 13 et 14 mars. Pétition à l'appui, l'association Osez le féminisme demande l'annulation. «Il n'est ici pas question d'art, de censure ou de remise en cause du talent de Bertrand Cantat. Il est question de dénoncer un choix politique qui a pour conséquence de valoriser et promouvoir un artiste connu pour ses actes de violence envers les femmes», peut-on lire dans le texte adressé, notamment au maire EE-LV, Eric Piolle. Réponse de l'intéressé, qui avait tenté de faire interdire le spectacle de Dieudonné l'an dernier : «Je ne vais pas prendre position sur la liberté artistique des salles qui ont une ligne et qui font ces choix.» A Montpellier également, où le chanteur est attendu lundi, un «collectif citoyen», ainsi décrit par Midi Libre, sans plus de détails, a prévu de manifester sa colère, sans qu'on sache encore trop comment.

Mais c'est dans la Manche que le débat a vraiment trouvé son terrain d'expression. Là encore, une pétition, signée cette fois par plus de 70 000 personnes. Elle demande l'annulation du concert de Bertrand Cantat au festival les Papillons de nuit, prévu à Saint-Laurent-de-Cuves en mai. «En mettant en lumière Bertrand Cantat, vous banalisez les violences faites aux femmes et vous les cautionnez», peut-on lire dans cette pétition lancée le 18 février. Est évoqué le meurtre de Marie Trintignant, mais aussi l'article du Point faisait état d'une main courante déposée par une femme souhaitant «se protéger». Pas de quoi faire bouger les organisateurs, qui expliquent sur le site du festival que  Bertrand Cantat «n'a rien perdu de son spleen, de sa rage et de son esprit critique». «Nous considérons que notre seul critère de choix doit être celui de l'artistique», se défendaient-ils dans un communiqué publié fin février.

Réplique

Samedi, les pro-annulations ont donc répliqué. Dans une lettre ouverte, des collectifs féministes interpellaient des responsables politiques, dont la ministre de la Culture François Nyssen et les partenaires du festival Papillons de nuit. «Cessons de promouvoir lors d'événements publics, financés notamment par des deniers publics, des hommes qui se sont rendus coupables de féminicides et de violences extrêmes sur des femmes […]. En tant que partenaire de ce festival vous participez à son financement, lui apportez une caution politique, morale et institutionnelle», peut-on lire. Message apparemment reçu par le conseil départemental de la Manche, qui a annoncé trois jours plus tard le retrait de sa subvention au festival, 34 000 euros pour un budget de 3 millions. Les organisateurs, eux, persistent et signent. Dans un nouveau communiqué, publié dans la foulée de l'annonce, ils déplorent «le désengagement» du conseil mais maintiennent «l'intégrité de la programmation». «Les institutions politiques, quelles qu'elles soient, n'ont pas de droit d'ingérence dans les choix artistiques», écrivent-ils. Est également invoqué «le droit pour tout citoyen à une vie professionnelle après le temps de la justice. Il est impensable de se substituer à l'institution judiciaire alors que nous sommes simplement des acteurs culturels de notre territoire, et tant que tels, nous nous refusons à censurer un artiste». C'est là tout le débat.

La ministre de la Culture, Françoise Nyssen, interpellée sur le sujet sur France Inter, a elle aussi rappelé que «la justice a tranché. [Bertrand Cantat] a aussi le droit de continuer à vivre». L'Observatoire de la liberté de création, de la Ligue des droits de l'homme, a également apporté sa contribution, affirmant qu'«aucun crime – et nous sommes bien d'accord sur la gravité exceptionnelle de celui pour lequel Bertrand Cantat a été condamné – ne justifie ce qui s'apparente à une condamnation à la mort civile sans terme ni rémission». Sauf que, comme le rappellent certaines féministes, ce n'est pas son droit légitime à la réinsertion qui est remis en question, mais sa célébration, en tant qu'artiste. Artiste dont l'œuvre n'est pas forcément à jeter, rappelle Raphaëlle Rémy-Leleu, porte-parole d'Osez le féminisme. «On ne réclame pas de brûler ou d'interdire les œuvres de Noir Désir ou de Polanski. Par contre, on essaye de convaincre les gens d'arrêter de célébrer un homme dont on sait qu'il est un agresseur», explique-t-elle dans un entretien à LCI. Et de prévenir : «Sans chercher à interdire, nous allons prendre position pour faire en sorte qu'un maximum de concerts soient annulés.» Avis aux programmateurs donc. A ce sujet, une phrase prononcée par Françoise Nyssen, et largement moins reprise dans les médias : «la ministre de la Culture n'a pas à intervenir sur la programmation. Pour autant, ça n'empêche pas les programmateurs d'agir en responsabilité». Le débat peut continuer.