Il a gardé ce sourire, à croquer. Il a grandi bien sûr, mais on le reconnaît bien. Toujours la même répartie, ces réflexions pleines d'à-propos, à la fois enfantines et graves. «Je vais colorier mes cheveux en jaune parce qu'au collège, ils font tous ça. C'est le style. Je veux faire comme les autres pour être un peu comme eux.» Nous avons revu Slavi, ce petit bonhomme de 12 ans, arrivé de Bulgarie il y a huit ans, et dont Libé avait raconté l'histoire.
De bout en bout, le parcours en France de cette famille rom, dormant un temps dans des bidonvilles, puis sous une tente au bord de la route et aujourd'hui dans un hôtel miteux payé par l'Etat, illustre les incohérences sinon l'absurdité des politiques publiques dans la prise en charge de cette minorité rom, estimée à 20 000 personnes en France. Un chiffre stable depuis plusieurs années.
«Rien ne tient autour de lui, sauf l’école»
La première rencontre avec Slavi remonte à trois ans. C'était en décembre 2014, quelques mois après l'incendie qui avait ravagé le bidonville des Coquetiers à Bobigny (Seine-Saint-Denis), tuant Melisa, 7 ans. Slavi la connaissait bien, il vivait quelques allées plus loin, dans une baraque en tôle avec ses parents et sa petite sœur, Gaby. Il en parle encore, de lui-même. «Melisa, elle reste dans ma tête. Je ne peux pas l'oublier. Elle est agrafée à mon cœur, tu vois. Je me souviens aussi du feu, des deux côtés de l'allée, j'ai couru.» Après l'incendie, le préfet avait décidé de faire du démantèlement de ce bidonville un exemple, en proposant des solutions de relogement à trente familles, dont celle de Slavi.
Avec ses parents et sa petite sœur, il avait pris le train en direction de la Somme, dans un foyer d'hébergement qui les attendait. L'aventure n'avait finalement duré que quelques semaines, la famille était vite revenue à Bobigny, préférant dormir dans une voiture sans chauffage, pour que leurs enfants puissent retourner à l'école près de l'ancien bidonville. «C'est la seule chose de stable dans sa vie, cette école. Dans tout ce que Slavi a enduré, qu'il ait dormi sous une tente sur le trottoir, dans une voiture ou dans un hôtel social à Pétaouchnok, il a toujours été scolarisé ici à Bobigny. Rien ne tient autour de lui, sauf l'école. C'est pour cela que c'est si important pour lui. Il se sent en sécurité ici, et c'est une condition indispensable pour pouvoir apprendre», dit comme une évidence Véronique Decker, la directrice de l'école Marie-Curie.
Voir aussiLe diaporama publié en juillet 2015 : «Slavi, enfant rom ballotté de bidonvilles en hôtels»
Depuis la rentrée, Slavi est en sixième, dans le collège du quartier. Il continue de passer une tête dans le bureau de Véronique Decker chaque soir ou presque. «Il s'installe là pour faire ses devoirs ou bien pour parler, vider son sac. On a tendance à l'oublier, mais ce n'est qu'un enfant.» Slavi a deux heures de trajet pour venir en classe chaque jour. Le plus souvent, il fait la route avec sa petite sœur, Gaby, 8 ans, et leur mère. Parfois, tout seul. «Je me répète dans la tête que je n'ai pas peur.» De sa poche, il sort sa carte de transport, avec les yeux qui pétillent comme s'il s'agissait d'un trésor. «Je l'attends depuis très longtemps, tu sais. J'avais un peu peur sans billet. On m'a dit que les policiers faisaient rien aux moins de 18 ans, mais bon.» Jusque-là, Véronique Decker lui distribuait des tickets, comme elle le fait encore pour sa petite sœur et les autres enfants qui dorment dans des hôtels sociaux loin de l'école. Elle puise dans l'argent donné par une fondation.
Le temps du tramway (19 arrêts), Slavi raconte, d'un ton guilleret en ce soir pluvieux de la fin novembre, sa nouvelle vie au collège, le soir qui «arrive rapide quand il y a classe parce que tu te concentres beaucoup», les cours… «ça va», comme il dit souvent. Sa matière préférée ? il sort son carnet de correspondance pour jeter un œil à ses notes. «Français : 8. Anglais : 5. Sciences de la vie et de la terre : 10,5. Physique-chimie : 16,5. On apprend le générateur électrique, c'est facile.» Plus tard, il aimerait devenir pompier, et non plus policier comme avant. «Je veux plus depuis que je sais ce que font les policiers.» C'est-à-dire ? «Ah tu sais pas pour Théo ?»
«Hé, ça va, on n’est pas du sucre»
Il parle aussi de son copain Constantin qui vit dans un bidonville. «Mais ça va parce que la mairie leur a mis une douche et des WC. Au camp La folie [où il a un temps vécu, ndlr], on n'avait rien du tout. Là, c'est "réconfortable". Je vais te montrer, le tramway passe tout près.» Dans le wagon bondé, tous les passagers écoutent la conversation, scotchés. La petite Gaby, excitée comme une puce, se tortille dans tous les sens. Son frère la rappelle à l'ordre à plusieurs reprises. Elle a du mal à rester en place à l'école aussi, et à se concentrer. Véronique Decker est convaincue qu'elle porte le traumatisme de l'incendie des Coquetiers. «On a été très attentif à Slavi à l'époque, moins pour Gaby qui était toute petite. On n'a pas pris la mesure.»
Dehors, la nuit est tombée. Le vent, mêlé à la pluie froide, saisit à la sortie du tram. Slavi se tourne vers nous : «Hé, ça va, on n'est pas du sucre.» Le périple n'est pas terminé, une bonne vingtaine de minutes de marche encore, en bord de route, puis sous le pont de l'autoroute A1. Gaby tire par le bras, pour montrer la photo de Rasene, 5 ans, scotchée sur le pont, avec des fleurs séchées tout autour. L'enfant a été renversé l'hiver dernier par une camionnette alors qu'il traversait sur un passage clouté. Du coup, Gaby et Slavi courent comme des dératés pour rejoindre le trottoir d'en face. Le Stade de France, à Saint-Denis, n'est pas bien loin, leur hôtel est au bord du canal. Il est en mauvais état. On traverse un couloir exigu puis une courette au sol glissant. Leur chambre est à l'étage, le long d'une coursive ouverte au vent et qu'il faut traverser pour accéder aux toilettes, à la turque. «Regarde comme c'est sale, grimace Slavi. Le patron de l'hôtel a mis dehors les gens comme nous pour mettre à la place des Syrie [Syriens, ndlr].»
Punaises de lit
Leur chambre n'est pas grande, en mauvais état : deux lits accolés au mur, recouverts de couvertures à grosses fleurs rouges. Un troisième surélevé : «On dort dans celui-là avec ma mère et ma sœur à cause des punaises de lit, elles ne montent pas encore.» Derrière la porte, il y a un évier, brinquebalant. Posés dessus : un tube de dentifrice et un flacon avec une étiquette promettant de faire la peau aux punaises et cafards. La nuit ici est facturée 18 euros par personne (soit 72 euros pour la famille) au Samu social de Paris. Slavi, Gaby et leurs parents vivent là, dans cette chambre, depuis plus de deux ans maintenant, sans perspective. Ils renvoient l'image d'une famille soudée. Leurs affaires sont dans des sacs de voyage empilés les uns sur les autres. Véronique Decker est folle de rage. «Vous mesurez l'absurdité ? On aurait pu lui construire une maison avec tout cet argent public ! A la place, le patron qui a transformé cet hôtel de passe en studios se fait un fric pas possible…»
Cette situation est loin d'être isolée. Un tiers des places d'hébergement d'urgence sont des chambres d'hôtel, pointe la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), qui fédère des associations d'aide aux démunis. Son directeur, Florent Guéguen, tempête dans le vide depuis des années contre le non-sens de cette politique, qui coûte… 250 millions d'euros par an à l'Etat. Ces mises à l'abri, censées être temporaires, perdurent dans certains cas : 500 familles vivent ainsi depuis plus de cinq ans dans un hôtel, parfois en piteux état comme celui de Slavi. Conscient des abus, le Samu social a bien «des équipes de salariés qui visitent à l'impromptu les hôtels pour vérifier l'état des chambres», mais reconnaît dans le même temps son impuissance : «Dans un parc hôtelier saturé, c'est très compliqué…»
La famille de Slavi semble dans une impasse. Ils ont essayé d'alerter le 115 sur l'état de la chambre, mais avec la trouille de se retrouver à la rue. Jusqu'à quand vont-ils rester là ? Les parents ne parviennent pas à trouver d'emploi déclaré. Le père récupère de la ferraille pour la revendre. La mère vend des paquets de cigarettes et des canettes. Les bons jours, ils reviennent avec 20 ou 30 euros à deux, traduit Slavi. L'échange est compliqué, ils parlent peu le français même si la mère a fait des progrès. Ils ont les traits moins tirés qu'avant, donnent l'impression d'être plus apaisés. L'un comme l'autre se tourne systématiquement vers leur fils pour qu'il réponde à leur place. Plus tôt, en rentrant de l'école, l'enfant s'était arrêté net sous la pluie. Le temps de dire : «Je peux pas faire tout. Je devrais pas dire cette parole, mais j'ai ma vie aussi.»