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analyse

Et si on changeait la vocation de l’entreprise ?

Ce vendredi, Nicole Notat, à la tête d’une agence de notation sociale, et le président de Michelin, Jean-Dominique Senard, vont remettre leurs propositions sur la responsabilité des firmes, qui pourrait être introduite dans le code civil.
Le 5 janvier, au ministère du Travail, lors du lancement des travaux «entreprises et intérêt général». (Photo Albert Facelly)
publié le 8 mars 2018 à 20h36
(mis à jour le 9 mars 2018 à 7h50)

Une entreprise «doit être gérée au mieux de son intérêt supérieur, dans le respect de l'intérêt général économique, social et environnemental». La phrase est signée… d'Emmanuel Macron. Elle date de fin 2014. Inscrite noir sur blanc dans l'avant-projet de sa future loi «pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques», elle avait été retirée du texte entre son passage au Conseil d'Etat et son examen en Conseil des ministres, début 2015. A l'époque, Macron souhaitait ainsi modifier, en l'enrichissant, un article du code civil (le 1833) qui définit depuis des lustres l'objet des entreprises : «Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l'intérêt commun des associés». Point barre.

L'idée du ministre d'alors était de consacrer dans la loi la responsabilité «sociale et environnementale» de toutes les boîtes installées en France. Faire en sorte que la protection de l'environnement et le respect de ses salariés, des clients consommateurs comme des fournisseurs, deviennent aussi importants pour une entreprise que son business et ses bénéfices à se répartir ensuite entre actionnaires associés. Devenu président, Macron n'a pas laissé tomber cette idée : «L'entreprise, ça ne peut pas être simplement le rassemblement des actionnaires, avait-il expliqué mi-octobre lors de son interview sur TF1. Notre code civil le définit comme ça. […] Je veux donc qu'on réforme profondément la philosophie qui est la nôtre de ce qu'est l'entreprise.» Nous y voilà.

«Pas de choses trop obligatoires»

Ce vendredi, Nicole Notat, ex-patronne de la CFDT devenue depuis dirigeante du cabinet de notation sociale et environnementale Vigeo Eiris, et Jean-Dominique Senard, président du groupe Michelin, remettent à quatre ministres - Bruno Le Maire (Economie et Finances), Nicolas Hulot (Ecologie), Muriel Pénicaud (Travail) et Nicole Belloubet (Justice) - les conclusions de leur mission baptisée «Entreprises et intérêt général». Certaines de leurs propositions seront ensuite intégrées au projet de loi «plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises» (Pacte), en cours de finalisation à Bercy. Après une ultime session d'arbitrage interministérielle, samedi matin à Matignon, le texte doit être envoyé au Conseil d'Etat le 16 mars pour avis. Puis présenté au Conseil des ministres du 18 avril. Notat et Senard iront-ils, dans leur rapport, jusqu'à proposer au gouvernement une telle redéfinition de l'«objet» des entreprises ? «Je les ai trouvés très ouverts», veut croire Dominique Potier, député PS de Meurthe-et-Moselle, auditionné par Notat et Senard après avoir cosigné en janvier une proposition de loi (renvoyée en commission) dans laquelle il proposait une modification du code civil.

Le socialiste pourrait toutefois vite déchanter. Car Bercy se montre très réservé sur ce sujet : «Le ministre ne veut pas de choses trop obligatoires, explique-t-on dans l'entourage de Le Maire. Cette loi est censée aider les entreprises à se développer et à se transformer. Nous ne sommes pas là pour leur mettre de nouveaux boulets. C'est une histoire de curseur.» Comme le défend le Medef (lire page 3), Bercy s'inquiète des «attaques» en justice susceptibles d'être portées par «n'importe quelle association ou salarié» en cas de modification importante du code civil. «Je n'y crois pas une seconde, rétorque Potier. Cela permettra surtout aux politiques de s'appuyer sur cet article pour rédiger de nouvelles lois et de nouveaux règlements comme le reporting fiscal, la question de la notation publique de l'engagement des sociétés… Permettre à l'avenir aux citoyens de mieux connaître les entreprises et mieux se situer par rapport à elles pour qu'elles changent leurs comportements.»

Début janvier, lors du lancement de la mission Notat-Senard, Le Maire avait affiché son scepticisme : Pour lui, une entreprise «peut avoir un objectif social, un objectif de solidarité, un objectif environnemental». Mais cela doit être «laiss[é] à la faculté» de celles «qui le souhaitent». De quoi agacer son voisin de table ce jour-là, Nicolas Hulot : «L'idée est bien d'adapter l'économie de l'entreprise aux besoins de l'homme, et non pas d'adapter l'homme aux besoins de l'entreprise, et accessoirement à ceux de la finance», avait-il insisté.

Début décembre, le ministre de l'Ecologie avait déclenché les foudres du Medef en annonçant, depuis le siège du patronat et à la veille du One Planet Summit, que le gouvernement allait «faire évoluer l'objet social des entreprises, qui ne peut plus être le seul profit». «Cette réforme nous conduira probablement à modifier le code civil», avait-il prévenu. Fureur de Pierre Gattaz : «On ne touche pas sans conséquence à un fondement juridique vieux de près de deux siècles sans avoir mûrement pesé les opportunités et les risques», avait répondu le patron du Medef.

«Entreprises à mission»

Depuis, les socialistes ont présenté leur texte à l'Assemblée. Sans succès. Le think tank de centre-gauche Terra Nova a proposé, lui, d'inscrire dans le code civil la prise «en considération des impacts économiques, sociétaux et environnementaux» de l'«activité» des sociétés. «On verra dans le débat parlementaire vers quoi basculeront les députés de La République en marche (LREM)», espère Potier. Pas sûr qu'ils le suivent sur le sujet : «Il n'y a pas que le code civil dans la vie. C'est un gros symbole, mais ce n'est pas ce qui changera la donne, demain, dans les entreprises», affiche le député LREM de Paris, Stanislas Guerini. S'il n'est pas opposé à une modification du code civil pour «ouvrir la possibilité d'adopter d'autres dispositions statutaires», ce parlementaire écouté dans le groupe LREM se dit bien plus allant sur une modification du code du commerce, en prenant exemple sur le «Company Act» anglais : «Il faut pouvoir redéfinir les missions d'un conseil d'administration pour qu'il prenne en considération les intérêts des parties prenantes.» Autre proposition de Guerini reprise par Bercy : la création d'«entreprises à mission», avec un «objet social élargi». Là aussi, sur le modèle anglo-saxon (lire ci-dessous), ces nouvelles sociétés inscriraient dans leurs statuts des «missions» précises engageant les actuels actionnaires présents et (surtout) leurs successeurs. Bercy, le Medef, Terra Nova et même Nicolas Hulot semblent d'accord. Une piste d'atterrissage toute trouvée pour un compromis.