Un chouïa parano. Quand il parle de lui, Hakim El Karoui fait un pas en avant, deux pas en arrière. Et quand, enfin, il nous livre un pan de son histoire qui l'humanise un peu, il décide de le passer en off. Par orgueil ? Pudeur ? Calcul ? Peut-être un peu des trois. El Karoui, 46 ans, se veut en amont, au-delà et en dehors de la politique. Tout ça en même temps. Avec vingt minutes de retard dont il ne semble pas s'inquiéter outre mesure, le consultant «think-tanker» et essayiste qui vient de publier l'Islam, une religion française, ancien conseiller de Jean-Pierre Raffarin à Matignon et banquier d'affaires chez Rothschild, traverse le café où il a fixé rendez-vous. A Denfert-Rochereau, près de chez lui. Le portable plaqué à l'oreille, sa bouche cachée par sa main, le Franco-Tunisien se déplace avec une élégance naturelle. Droit dans son costard bleu marine, il impose son tempo au photographe. Glacial. «Ecoutez, je n'aime pas du tout ça et je suis très fatigué. Moins de temps ça durera, mieux ce sera.»
Le malaise est déjà ambiant. On embraye sur son portrait au vitriol dans le Canard enchaîné. Impassible, sa réponse fuse : «Vous voulez dire celui de Rachida ? C'est elle qui l'a fait.» Comprendre : Rachida Dati, avec qui il a cofondé en 2004 le Club du XXIe siècle, réunissant l'élite des minorités visibles, avant de se clasher sévère. Non, il ne se reconnaît pas dans cette image d'«arriviste forcené». Il reconnaît, en revanche, qu'il est à fond dans le réseautage : «C'est comme ça que ça marche.» Il assume piocher là où ça l'arrange : «Je vais dans un cas être de droite, dans un autre cas être de gauche, ça ne veut pas dire pour autant que je suis en marche.» Assez osé en ces temps de macronie. En 2007, il soutient Royal. Là où on verrait de l'opportunisme à la limite de la mauvaise foi ou la manifestation d'une pensée aussi élaborée que désincarnée, ses acolytes décèlent une forme de liberté et d'indépendance d'esprit. Pour son amie et ex-présidente du Club, Najoua Elatfani : «Il est à la fois un thinker et un doer.» Doer, de to do, «faire». OK.
Soupçonné d'être celui qui murmure à l'oreille d'Emmanuel Macron des pistes pour sa politique sur la laïcité, le normalien agrégé de géographie juge important de préciser d'où il parle : «Je suis musulman.» Mais quand on lui demande à quel point il pratique ou simplement s'il croit en Dieu, il botte en touche : «Affaire privée.» Il dira du bout des lèvres qu'il a été élevé avec ses quatre frères et sœurs, tous brillants scientifiques, dans la religion paternelle, avec quelques éléments de la culture protestante de sa mère.
Après les attentats de Charlie, «inquiet pour la cohésion nationale», il sent qu'il y a là un filon religieux, l'attrape et le déroule froidement. Pour réformer l'islam de France, il propose notamment d'instaurer une structure privée qui prélève de l'argent sur les consommations islamiques type halal - devenues un business juteux - pour le réinjecter dans le culte. Sauf que le même affirme que le voile et le halal incarnent «une ombre portée de l'islamisme». Ce qui reviendrait à financer l'islam de France via des marqueurs islamistes… Mais il esquive le débat idéologique : «L'islam de France, c'est d'abord un sujet d'organisation et de financement. Comment peut-on parler d'intégration de citoyens français musulmans s'ils doivent obéir aux directives de pays extérieurs ? Moi, ce que je dis aux élites, c'est : "Les gars, la réforme de l'islam, c'est votre problème, c'est pas un truc d'Arabes, de Maghrébins ou de banlieues." Quant aux musulmans, je les appelle (quel que soit leur rapport à la religion) à une insurrection culturelle sur Internet et les réseaux sociaux.»
Pour le fin communicant, le modèle d'intégration peut se résumer ainsi : «Abandonnez vos spécificités et vous finirez par être français.» Soit par pure naïveté - ce dont on doute -, soit par décalage avec les réalités, il assène que le succès de films comme Qu'est-ce qu'on a fait au bon Dieu ? et Intouchables reflète l'absence de racisme en France. Face à notre air dubitatif, il ajoute : «Une société qui fait d'Omar Sy sa personnalité préférée ne peut pas être raciste.» Quid de l'islamophobie ? «L'islamophobie est un mot de l'ennemi, car il ne fait pas la distinction entre la xénophobie musulmane et le rejet de l'islamisme, alors qu'il faut lutter contre la xénophobie et contre l'islamisme.» Là, il dézingue, avec un sens de la formule aiguisé, Eric Zemmour, «salafiste de la République» ; Alain Finkielkraut, «antipostcolonial de droite» ; Caroline Fourest et son «refus de la pensée complexe» - mais aussi Edwy Plenel, qu'il accuse d'encourager les opprimés à cultiver une position victimaire. En tant que «fils de» Nicole El Karoui, fameuse professeure de mathématiques financières à Polytechnique et «neveu de» deux anciens ministres tunisiens, dont un sous Bourguiba, n'est-il pas déconnecté des jeunes Français musulmans, notamment ceux des cités ? Agacé, il sort de son chapeau le Club du XXIe siècle.
Alors qu'il sirote son orange pressée, on lui fait remarquer que les membres de son club sont plutôt bien nés. «Oui, le but du club est essentiellement de montrer aux enfants d'immigrés et au grand public que c'est possible.» Lui-même est un pur produit de la reproduction sociale. Les yeux dans les yeux, il nous renvoie la balle. Touché ! Aux élites des pays du Maghreb, il réserve le bazooka : «Sortez, lisez, voyagez et pas que dans les hôtels cinq étoiles.» Il concédera que les voyages sac au dos ne sont pas non plus son truc… Cocasse.
Son téléphone vibre depuis un moment, il décroche et s'installe sur une autre banquette en cuir, plus loin. Dans ce décor rouge, il a l'air d'intriguer façon Rickwaert dans Baron noir, sous un lampadaire de billard. En beaucoup moins sympa. Quand on le lance sur ses liens avec Ben Ali à la veille de la révolution tunisienne, après la révélation par Mediapart de deux notes adressées à l'ex-dictateur tunisien où il suggérait une transition politique, il sort pour la première fois de sa posture de «grand sage» et s'enflamme. «Ben Ali, pour moi, c'est comme Kim Jong-un, je ne le connaissais pas.» Puis reprend le fil des événements : «En janvier 2011, je vois le truc monter, je me dis qu'il va tirer dans la foule et faire 7 000 morts. J'ai voulu faire passer des idées pour éviter un carnage. Je me suis engagé comme un con, la main sur le cœur, et on a fait de moi un salaud.»Sur sa vie privée, on ne saura rien de plus que Wikipédia : marié à Delphine Pagès-El Karoui, spécialiste de l'Egypte à l'Inalco, et père de quatre enfants. Avant de nous quitter, il fait le point comme pour lui-même, grave : «On n'a pas évoqué mon travail sur "la lutte des âges" et sur les robots… Vous savez, l'assignation à résidence, ce n'est pas mon truc.»
30 août 1971 Naissance à Paris.
21 avril 2002 Matignon avec Raffarin.
2004 Création du Club du XXIe siècle.
2011 La révolution tunisienne.
2018L'Islam, une religion française (Gallimard).