Comparé à ses voisins européens, la France garde une définition juridique très restrictive de l'entreprise. Elle se limite à l'existence d'une seule partie prenante : ses actionnaires. «Le droit français est l'un des plus étroitement restreints sur l'actionnaire», fait ainsi remarquer Martin Richer dans son rapport sur «l'entreprise contributive», rédigé pour le think tank Terra Nova. Il pointe le paradoxe des droits anglo-saxons et européens plus avancés dans ce domaine.
Dans une loi votée en 2006, le très libéral droit britannique n'en affirme pas moins que l'entreprise a bien pour mission de servir ses actionnaires mais qu'elle doit également prendre en compte le long terme, l'intérêt des salariés, la relation avec les fournisseurs et les clients, l'environnement, la préservation de sa réputation, etc. Le droit néerlandais stipule pour sa part que le chef d'entreprise doit agir «dans l'intérêt de la société et dans celui du projet d'entreprise en lien avec celle-ci». En Allemagne, les réformes de l'ancien chancelier social-démocrate Gerhard Schröder ont doté au début des années 2000 les entreprises d'une «constitution interne de l'entreprise», dont découle le modèle de la codétermination entre représentants des actionnaires et des salariés. Il doit viser «le meilleur intérêt de l'entreprise» en prenant en compte ses différentes parties prenantes. En dissociant l'entreprise, conçue comme un agent doté d'une «autonomie de décision», de la notion de société, le droit européen est également plus avancé. La Commission de Bruxelles a repris la notion anglo-saxonne de «parties prenantes» sociales et environnementales dans différents textes et une directive européenne retranscrite dans le droit français met en avant le fait que la performance des entreprises ne se limite pas à ses résultats économiques et financiers.
Si les Américains, enfin, restent le temple de la «création de valeur actionnariale», un concept forgé dans les années 70 par l'économiste libéral Milton Friedman, ce dogme commence à subir des coups de butoir. La sortie des Etats-Unis des accords de Paris sur le climat a amené nombre d'entreprises, mais également d'investisseurs, à se dissocier de l'administration Trump en s'engageant par exemple au sein de l'initiative «We Are Still In». Au-delà de ces prises de position qui ne les engagent en rien sur le plan juridique, une majorité d'Etats (34 sur 50) ont mis en place un nouveau statut d'entreprise appelé «benefit corporation», en suivant l'exemple du Maryland. Cet Etat place les objectifs sociétaux et environnementaux au même rang que la rétribution des actionnaires.
«C'est une rivière souterraine qui commence à affleurer», espère Geneviève Ferone Creuzet, spécialiste de la notation sociale et environnementale, qui milite pour la création d'un statut «d'entreprises à mission» en France. Une innovation adoptée par l'Italie avec la création en 2015 d'un statut de «società benefit» et qui devrait être reprise dans le rapport Senard-Notat rendu ce vendredi par le gouvernement. «La France aurait tout intérêt à se mettre à la page en modifiant son code civil mais également à permettre aux entreprises qui le souhaitent d'aller plus loin en fixant elles-mêmes leurs propres missions, avec l'obligation de les évaluer chaque année et de rendre publics leurs résultats», ajoute-t-elle.