Menu
Libération
Portrait

Aude Rossigneux, dégagée

La journaliste-présentatrice a été écartée sans ménagement du «Média», la nouvelle webtélé de gauche proche de La France insoumise.
(Photo Frédéric Stucin)
publié le 11 mars 2018 à 18h46

Tout compte fait, ce n'est peut-être pas plus mal pour elle qu'Aude Rossigneux ne travaille plus au Média. Deux semaines après l'annonce de son départ de la webtélé, sise à quelques pas de la petite maison de Montreuil (Seine-Saint-Denis) où elle nous reçoit, on dresse la liste des emmerdes qui ont frappé son ancien employeur. 1) Le tollé suscité par une chronique sur la Syrie renvoyant dos à dos le régime d'Al-Assad et les rebelles, suivi du départ de deux journalistes et de Noël Mamère. 2) La désolidarisation d'une dizaine de signataires de l'appel de soutien publié dans le Monde en septembre. 3) Le fait qu'on se gausse, dans la twittosphère journalistique, de l'instant fugace où on a pu voir sur l'ordinateur du responsable des réseaux sociaux des autocollants siglés La France insoumise, preuve selon les détracteurs du Média qu'il s'agit bien d'un organe de propagande, alors que l'homme n'a jamais caché qu'il est un ancien responsable numérique de la campagne de Jean-Luc Mélenchon. Il faut bien dire que quels que puissent être les torts du Média, la manière dont quelques-uns de ses concurrents se délectent de ses mésaventures laisse soupçonner que certains souhaitent sa disparition.

Il faut bien dire aussi que ce mardi matin, dans son salon où des étagères de guingois supportent moult livres et CD, Aude Rossigneux semble soulagée de ne pas avoir à gérer tous ces ennuis. Certes, elle «se serait bien passée» de l'exposition de ces dernières semaines, mais après tout, dans cette affaire quasiment indémêlable tant les inimitiés sont profondes, elle est en position de force : un média de gauche qui évince une salariée, c'est moche.

Jusqu'à maintenant, Aude Rossigneux avait plutôt exercé dans l'ombre. Fille de deux journalistes du Canard enchaîné, Louis-Marie Horeau et Brigitte Rossigneux, elle a grandi dans une maison de Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine) où flottait un air «libertaire» et «laïcard». «Dans ma famille, la curiosité n'a jamais été un vilain défaut, rire de tout était important et avoir un avis sur une question n'a jamais été un souci.» Tout la préparait donc, aînée d'une fratrie de quatre, à être journaliste, et de gauche. «C'est consubstantiel, ça fait partie des choses qui me définissent, comme le fait d'être corse [par sa mère] Elle est athée, sans avis fixe sur les débats du moment autour de la laïcité. Parmi les autres choses importantes qui tissent sa personnalité, elle cite le jazz, grâce auquel elle a rencontré son mari tromboniste. Et «les Beatles, le vin blanc et les chaussures».

C'est à 11 ans, quand le FN entre à l'Assemblée nationale à la faveur de législatives à la proportionnelle, que le déclic survient : «Je me suis dit que la presse n'avait pas fait son travail.» Son engagement ne sera pas pour un parti (elle ne veut pas dire pour qui elle vote, d'autant que ça peut changer selon les élections), mais avant tout contre des idées, de droite et d'extrême droite. Enfin, tout de même, juste avant de rejoindre le Média, elle a failli participer à la campagne présidentielle de Benoît Hamon, côté communication. Elle assure s'être ravisée après deux jours passés au QG du candidat socialiste : «Je ne suis pas prête à être militante.» Après le CFJ de Paris, promo 96-98, elle enchaîne les collaborations, parfois dans la presse écrite (France-Soir, le Point, l'Express), parfois à la télévision, qui l'attire plus. Elle passe par le Vrai Journal, avec Karl Zéro («plus un vestiaire de football qu'une rédaction»), Mots croisés(«souvenir merveilleux» avec Yves Calvi), Ripostes (avec Serge Moati)… Toujours dans les coulisses : rédaction en chef, préparation du conducteur, recherche d'invités.

En 2015, Cabu meurt dans l'attentat des frères Kouachi contre Charlie Hebdo. Ami de ses parents, il a dessiné les faire-part de naissance de ses deux enfants. Il a aussi crobardé son mari pour ses 40 ans, dessin en vue sur une étagère. Aude Rossigneux bosse ensuite à Reporters sans frontières, ce qui lui permet de faire définitivement le lien «entre être journaliste et être engagée». Pourtant, quand Sophia Chikirou, ancienne conseillère de Jean-Luc Mélenchon, la contacte en juillet pour lui proposer de prendre part au projet qui deviendra le Média, elle hésite. Sa crainte est qu'il s'agisse de faire «le média de La France insoumise». Elle se décide pour de bon un mois plus tard, assurée, pense-t-elle, de l'indépendance de la rédaction. L'aventure est excitante. «J'ai vu son investissement, elle était à fond là-dedans, tellement enthousiaste», se souvient sa meilleure amie, Caroline Malinic, infirmière. C'est Sophia Chikirou qui a voulu qu'elle fasse la présentation du journal, assure Aude Rossigneux : en tant que «coordinatrice de la rédaction», elle incarnerait physiquement le travail des journalistes. Mais, dans ces conditions, impossible pour elle de travailler d'autres sujets, au premier rang desquels la santé - les antivaccins la rendent furax.

Le 15 janvier, comme prévu, le tout premier 20 heures du Média est diffusé en direct sur Internet. Certes, assume Aude Rossigneux, sa présentation était «perfectible». Mais à ses yeux, il y avait quelque chose de miraculeux là-dedans. Et un vrai combat : «En allant au Média, je voulais défendre la tradition du journalisme engagé. Tradition qui se perd. Et j'ai peur que le journalisme se perde avec. L'eau tiède, le fait que tout le monde dise la même chose, cela ne fait que renforcer l'idée qu'il y a une caste médiatique.»

On est ennuyé au moment de récapituler les qualificatifs accolés à Aude Rossigneux par des gens qu'elle a connus. D'un côté, on trouve par exemple Serge Moati, avec qui elle a travaillé sur Ripostes. Il se remémore une «rédactrice en chef entraînante, très vivante, charmante et drôle, que nous aimions tous beaucoup». Yves Calvi, témoin de son mariage, parle d'un «personnage solaire». Il «ne peu[t] pas imaginer qu'elle n'ait pas donné le meilleur d'elle-même». Son amie Caroline Malinic vante sa «spontanéité, son franc-parler, son goût des mots qui font hurler de rire». De l'autre côté, au Média, deux journalistes, Serge Faubert et Léonard Vincent, nous disent le contraire : ils lui reprochent «un certain manque de charisme», de ne pas s'être «investie dans les sujets», «cramponnée à la présentation du journal». Le mail des fondateurs du Média envoyé aux «socios» - les membres sociétaires du Média - pour justifier son éviction la décrit comme autoritaire, source de tensions. «Je ne connais pas la personne décrite dans ce mail», tranche Caroline Malinic, «socio» elle-même, choquée par le procédé consistant à prendre tout le monde à témoin. Où est donc la vérité ? Supposons qu'elle flotte quelque part au milieu de tout cela. Certes, c'est un peu tiède et donc un peu honteux, quand on aime le journalisme engagé, de terminer comme ça.

15 mars 1975 : naissance à Paris.
1998 : diplômée du CFJ.
2010 : Confessions d'une taupe à Pôle Emploi (Calmann-Lévy).
19 février 2018 : évincée du Média.