Emmanuel Macron est-il vraiment ce président des villes au service d'une politique qui méprise les campagnes ? C'est en tout cas le principal angle d'attaque de Laurent Wauquiez et de la droite. Suppression des petites lignes SNCF, de certaines classes rurales, modification de la carte judiciaire, hausse de la CSG chez les retraités… Sentant monter le danger, le chef de l'Etat a choisi de prendre le chemin des champs, en Indre-et-Loire, pour parler éducation et ruralité, mercredi et jeudi. Libération est allé prendre le pouls des campagnes françaises vis-à-vis d'un président qu'elles avaient contribué à élire, presque autant que les villes.
En Haute-Vienne : «Sur les foires, faut voir ce que Macron prend par les gens du pays»
Aux confins de la Haute-Vienne, Eymoutiers est habitué à faire seul, coupé du monde au moindre flocon de neige. Avec sa sociologie bigarrée mêlant bourgeoisie de province, néoruraux et marginaux en quête de discrétion, la commune est à gauche. Les mots rares et ponctués de soupirs désolés, après cinq mandats, le maire, Daniel Perducat, regrette la prise de pouvoir des «technocrates» et des «énarques» qui «ont coupé les petits élus des circuits de décisions». Macron, «on n'a rien contre lui, on ne le connaît pas», tout comme «on ne connaît pas sa députée», résume son adjoint, Jean-Pierre Faye. «On l'a croisée une fois, on a dû lui expliquer pourquoi la suppression de la taxe foncière était une catastrophe pour les petites collectivités. Elle ne comprenait pas où était le problème», se lamente-t-il. «Les trains annulés et l'argent qui manque pour rénover la ligne : un désastre», poursuit l'édile. Ici, le train est capital pour garder les jeunes et les professions supérieures.
A Eymoutiers, 70 habitants au kilomètre carré, chaque marmot est choyé, la moindre menace sur l'école déclenchant la colère de la communauté. «Macron veut diviser les effectifs dans les quartiers sensibles. Ce qu'il ne dit pas, c'est qu'il le fait à effectif constant. C'est encore la campagne qui va trinquer», s'inquiète l'adjoint. Depuis la délocalisation de la capitale régionale à Bordeaux, les élus sont désorientés. «On a appris à s'aider nous-mêmes.» Si bien qu'Eymoutiers est devenu «très attractif pour toutes sortes de néoruraux.»
L'agent immobilier et assureur du cru tord du nez à l'évocation de ces nouveaux venus qui, convient-il, «achètent des maisons» : «Macron, je me dis qu'il faut lui laisser le temps.» Pourtant, il relève avec gourmandise que «l'ancien député venait aux foires, alors que le nouveau…» ignorant même que la députée locale est une femme. Il réclame du «bon sens», dénigrant la «rationalisation qui asphyxie les territoires». Exemple : «les appels d'offres. C'est comme ça que les grosses boîtes raflent tout, laissant le tissu local exsangue», tonne celui qui a vu le nombre d'entreprises divisé par trois en trente ans dans certains coins.
Au troquet, qui s'anime entre 16 heures et 18 heures, Yves, gobant un café, s'interroge à haute voix : «C'est quoi un Français qui ne se plaint pas… ? Un Belge !» s'exclame le joyeux Wallon. Vendeur ambulant, il lâche : «Moi, je le trouve pas si mal, Macron, mais sur les foires, faut voir ce qu'il prend par les gens du pays. Ils l'aiment pas beaucoup. Il faut dire que chez vous, les grands élus, j'ai idée qu'ils sont un peu pédants.»
Dans le Lazarc : «Le monde paysan, ça fait longtemps qu’il a été abandonné»
Ses vastes étendues tapissées d'une herbe rase lui donnent des airs de steppes mongoles. Ancré entre Hérault et Aveyron, le Larzac est un territoire rude, l'un des moins peuplés de France. Figure emblématique de ce plateau, La Cavalerie compte 2 600 habitants, dont la moitié sont liés au (fameux) camp militaire du Larzac. Gilles Tulsa est un témoin privilégié de la vie de ce village : toute La Cavalerie se croise dans les allées de son supermarché. «En moyenne, les gens d'ici gagnent 2 000 euros par foyer. Tous ont besoin d'une, voire de deux voitures. Ils ont subi les augmentations du prix du carburant, de la CSG, des impôts fonciers…» Ce patron espérait que Macron redonne «de l'oxygène» à ces familles.«Les gens ont du mal à joindre les deux bouts. Je vois tous les midis de jeunes ouvriers acheter chez moi un sandwich et une boisson. Ils déjeunent pour 3 euros. A partir du 20 du mois, beaucoup de cartes bancaires ne passent plus. Le compte est déjà à sec.» Les retraités ne seraient pas mieux lotis selon Gilles Tulsa : «Anciens agriculteurs, commerçants ou artisans, ils touchent 500 euros par mois. C'est pas acceptable.» Paul, retraité de 62 ans, acquiesce : «Avec l'augmentation de la CSG, j'ai perdu environ 30 euros par mois. Pour compenser, je vais annuler mon abonnement à Midi Libre.»
Tergiverser sur des questions politiques n'intéresse pas grand monde ici. Surtout pas André Parenti, 61 ans, directeur de la coopérative fromagère Bergers du Larzac. «Macron ? Il a pour moi l'image d'un président éloigné des milieux populaires et ruraux. Mais ça ne change rien : le monde paysan, ça fait longtemps qu'il a été abandonné.» André cache mal sa désillusion. S'il habite toujours dans sa ferme («mon voisin, c'est José Bové»), il n'y travaille plus : la coopérative lui prend tout son temps. «Enfant, raconte-t-il, j'habitais près du bidonville de Nanterre. Tout était différent : les milieux populaires avaient des racines paysannes, tout le monde avait encore un pied dans la ruralité. Aujourd'hui, le cordon a été coupé et les paysans ne pèsent plus grand-chose.»
Mais, à La Cavalerie, la morosité n'a pas encore gagné. «Non, je ne suis pas déçu par Macron. On dirait que l'économie repart. Les sociétés recrutent et investissent à nouveau. Nous, on progresse sur toutes nos activités. Le climat est moins tendu», s'enthousiasme Benjamin Décembre, 32 ans, directeur de l'entreprise familiale Jasse Larzou. L'entrepreneur se dit aussi séduit par le profil du Président : «Un jeune qui arrive du privé, ça me parle. Qu'il soit de droite ou de gauche, peu importe. L'impôt sur les sociétés va baisser, et ça, c'est énorme. L'allégement des charges, ça va aussi dans le bon sens.» Salarié dans cette entreprise, Guy fait écho aux propos de son patron : «A 49 ans, j'ai l'impression d'avoir connu toute ma vie l'immobilisme des partis et de la politique. Là, d'un coup, je vois du dynamisme, je sens un souffle nouveau. G râce à la baisse de cotisations, mon salaire a augmenté de 15 euros.»
Dans la Drôme : «Macron, c’est un urbain, et alors ?»
Elle est venue bazarder de vieux vêtements dans un conteneur. Sur la pile, une paire de chaussures quasi neuve trône. Danièle, 70 ans, semble hésiter à la prendre. L'agricultrice retraitée, veuve de cheminot, a toujours vécu à Crest, dans la Drôme, 8 000 habitants. «Les billets de train gratuits, on n'en a pas beaucoup profité avec mon mari, lance-t-elle. Macron, lui, voyage beaucoup à l'étranger, main dans la main avec sa Brigitte. Et qui paie pour elle, hein ? Je crois qu'on va être dans la pagaille, il met le nez partout, transforme tout mais ne regarde que le pognon. Il s'occupe de ceux qui sont au-dessus, pas des petits.»
A deux pas, le Bar de la gare fait l'angle. En fin de matinée, quelques habitués sont solidement arrimés au comptoir. Le patron, Kristian, 55 ans, a le tutoiement bienveillant. Chaque matin, il ouvre avant l'aube, à 4 h 30, et voit défiler les ouvriers, les artisans : «Je les vois toute la journée, ceux qui triment comme des cons. C'est à eux qu'on demande de payer alors que ceux qui branlent rien, on leur demande rien et que le riche, lui, on l'exonère.» Les politiques sont «des hommes d'affaires qui se protègent entre eux», juge-t-il : «Ceux qu'on voit aujourd'hui, ils étaient sur les photos il y a vingt-cinq ans déjà.» Il y a vingt-cinq ans, objecte-t-on, le chef de l'Etat était encore aux prises avec la puberté. Kristian se marre : «C'est vrai, mais ça reste dans le même milieu.»
Plus loin, sur la route de Die, trois ouvriers viticoles sont courbés sur des pieds de clairette. «Macron, il a l'air dynamique, franc, il faut qu'il le reste, prévient Didier, 47 ans. J'ai voté pour lui mais il est encore trop tôt pour porter un jugement. S'il s'en tient à son programme sur les agriculteurs, c'est pas mal. C'est bien de débloquer 1 milliard d'euros pour les jeunes, mais il ne faut pas que cet argent parte n'importe où.» Bastien, 34 ans, est, lui, fâché contre le récent «plan loup» : «Ça montre que Macron s'en fout de l'élevage. Le loup, c'est une lubie de Parisiens.»
Maire d'Aucelon (15 habitants à l'année, le triple pendant les congés), Joël Boeyaert se refuse à alimenter un débat «caricatural» : «La ville d'un côté, les champs de l'autre, je ne crois pas. Dans mon village, trois quarts des maisons sont des résidences secondaires, dont les propriétaires sont très souvent là. Beaucoup votent d'ailleurs sur notre commune et ont envie de défendre la ruralité, souligne l'éleveur de laitières sans étiquette. Macron, certainement, c'est un urbain. Et alors ? Jamais un président n'a été paysan. Il n'a pas d'attention particulière à la ruralité, mais il n'a pas de déni non plus. Pour l'instant, on n'y voit pas encore très clair.»