«Imaginer avec les agents un plan de départs.» Cette annonce de Gérald Darmanin, début février, a bien embêté les syndicats de fonctionnaires. Le ministre de l'Action et des Comptes publics - qui a dans son portefeuille la réforme de l'Etat - a beau avoir précisé dans la même phrase qu'il ne s'agissait pas d'un «plan pour tout le monde», les centrales ont reçu des demandes d'adhérents s'imaginant déjà bénéficier d'un plan de départs volontaires (PDV), avec gros chèques à la clé comme dans le privé. «Il y a eu une grande confusion, note Jean-Marc Canon de la CGT. Des gens qui n'en peuvent plus ont pu penser qu'ils allaient pouvoir partir, qu'on allait leur offrir monts et merveilles. Il a fallu rétablir les choses.»
Depuis, le gouvernement ne prononce plus l'expression «plan de départs». Nom officiel du «chantier» qui sera discuté avec les syndicats à partir de mi-juin : «Accompagnement renforcé des agents dans leurs transitions professionnelles et dans leurs mobilités». «L'idée est d'accompagner des réorganisations particulières, d'offrir de la souplesse et du sur-mesure, insiste-t-on à Bercy. Ça ne peut pas être le même plan pour tous.» «On nous a précisé qu'il n'y aurait ni départs massifs ni collectifs, témoigne Mylène Jacquot (CFDT). Mais nous serons vigilants sur le fait que l'agent soit vraiment volontaire.» Les syndicats mettent en garde contre un «miroir aux alouettes» et une «fuite des savoir-faire» vers le privé. A Bercy, on se garde bien de présenter le futur dispositif comme celui qui permettra, demain, de supprimer 120 000 agents (50 000 pour l'Etat et 70 000 dans les collectivités). Et pour cause : depuis un décret de 2008, l'«indemnité de départ volontaire» permet déjà aux agents de s'en aller… mais ce dispositif rencontre un succès limité.
Les collectivités ayant expérimenté cette «IDV» n'ont pas vraiment trouvé preneurs : 16 personnes depuis 2014 à Villeurbanne, même nombre à la région Ile-de-France depuis 2016, 3 à Poissy (Yvelines) entre 2016 et 2017, 7 au conseil départemental de l'Essonne sur la même période… Selon Bercy, seules 1 000 personnes par an prennent cette indemnité. «Ça peut aller dans le bon sens si on donne plus de souplesse au dispositif, fait valoir Karl Olive, maire divers droite de Poissy, par exemple en relevant le plafond des indemnités.»
Reste la question de l'après-démission. «Peut-être que des gens fatigués, proches de la retraite, vont y réfléchir à deux fois. Mais les jeunes, où vont-ils trouver un boulot derrière ? Pour l'heure, personne ne saute de joie à l'idée de ce PDV», assure un responsable départemental de FO. D'autant que, «lorsque les agents démissionnent, ils n'ont pas droit aux allocations chômage, rappelle Philippe Pottier de la CFTC. Il faut vraiment avoir un projet solide, car les risques sont importants.» Plutôt que la démission, les agents optent donc le plus souvent pour une mise en disponibilité qui leur permet de conserver leur statut, et donc de retrouver un poste. Mais les choses pourraient changer ce printemps : si le gouvernement ouvre des droits au chômage aux salariés démissionnaires pour réaliser un projet professionnel, pourquoi n'accorderait-il pas ce même droit aux fonctionnaires puisqu'ils dépendent, en la matière, des mêmes règles que le privé ?
«Je ne laisserai pas le travail me pourrir la vie»
Jean-Philippe, 53 ans, infirmier à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP)
«Ma décision est prise depuis un an : je veux partir. Qu'est-ce qui pourrait me retenir ?» Jean-Philippe (1) prénom a été modifié), la cinquantaine, est infirmier aux urgences d'un établissement de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) depuis plus de vingt ans. Une profession qu'il a choisie «pour le contact humain». Pendant ses premières années d'exercice, il y trouve son compte. «J'étais fier de travailler pour l'hôpital public, là où se fait la grande médecine. C'est ici qu'on avance techniquement, qu'on innove». Sans oublier la reconnaissance des patients. «On est fier quand quelqu'un arrive aux urgences dans de mauvais draps, puis repart en bien meilleur état, en nous adressant un grand merci», explique-t-il. Mais en quelques décennies, tout a changé. «Aujourd'hui, c'est tout l'inverse, vu notre charge de travail, on court partout, les patients nous accusent d'être lents, ils nous critiquent, pointent les dysfonctionnements.»
Le quinquagénaire raconte un hôpital public devenu «mercantiliste», obnubilé par les chiffres : «On est devenus des machines. Les conditions de travail sont exécrables». Pêle-mêle, il pointe le quotidien d'un collègue infirmier qui doit parfois prendre en charge plus de 20 patients par jour. Celui de certains services où le travail de dix est fait par cinq. Et le sien : «Au bloc, je suis seul et j'ai pourtant la responsabilité de la sécurité, de l'hygiène, de tout un tas de choses, c'est infernal.» A la fatigue physique s'ajoutent les dégâts sur la santé psychique. «On se sent totalement dévalorisés. Le risque, c'est l'épuisement professionnel.» Un risque auquel il veut échapper avant qu'il ne soit trop tard, lui qui «adore [s]on métier, mais ne veut pas laisser le travail [lui] pourrir la vie». Son projet professionnel est encore flou. Démissionner pour devenir infirmier libéral, partir dans le privé ou prendre un nouveau poste dans un établissement public lui offrant «un peu plus de sérénité» : il ne se ferme aucune porte. Avec deux enfants à charge, ce père de famille, qui gagne 1 990 euros net par mois, n'a pas peur de perdre la «sécurité» de l'emploi, «car dans le secteur, ce n'est pas le boulot qui manque». Mais, prévient-il, s'il claque la porte de la fonction publique, ce ne sera pas en raison d'un éventuel plan de départ volontaire. «Il ne faut pas se leurrer, si les agents partent, ils ne le feront pas pour le chèque, mais parce qu'ils sont sur les jantes. Moi, je n'attends rien de Macron. Je m'en irai, avec ou sans indemnité de départ.» (A.C)
«Le fonctionnariat, ça n’a jamais été une fin en soi»
Céline, 38 ans, fonctionnaire territoriale, chargée d’études documentaires dans un musée, à Marseille
Elle pensait avoir fait le plus dur. Quand Céline décroche son DEA en sciences sociales à Paris, elle enchaîne d'abord les petits boulots, comme vendeuse ou assistante d'éducation dans un collège. C'est une rencontre dans un musée parisien qui lui permet enfin de décrocher ses premières missions dans sa branche, sur ses terres marseillaises. «J'ai fait trois ans de vacation avant que l'on me propose un poste, raconte-t-elle. C'était en catégorie C, alors que comme vacataire, j'étais en catégorie A… Mais c'était ça ou rien, je devais accepter si je voulais faire le métier qui correspondait à mes cinq ans d'études.» Car dans la filière culturelle, les postes sont rares. Comme Céline, nombreux sont les agents qui doivent se contenter d'un salaire en décalage total avec leurs diplômes. «En tant que vacataire, j'étais payée 1 600 euros net par mois, souligne la jeune femme. Aujourd'hui, j'ai dix ans d'expérience et je suis à 1 300 euros… Y a quand même un problème !»
Céline a bien essayé de passer des concours en interne pour changer de catégorie et renforcer son salaire, «mais ils ne sont ouverts que tous les trois ans et on se retrouve à 600 candidats pour trois postes, c'est trop compliqué». Et les réformes à venir, notamment dans les collectivités territoriales, ne la rassurent pas vraiment. Outre les bouleversements annoncés dans le mille-feuille territorial, la mise en place du régime indemnitaire des fonctionnaires d'Etat, le nouvel outil de calcul des indemnités pour les fonctionnaires, censé notamment clarifier le système de primes, la laisse «dubitative» : «On nous dit qu'on sera plus payés au mérite, mais ça reste flou, précise-t-elle. Le système de prime reste très opaque. Il faut être dans les petits papiers, avoir des appuis politiques… C'est rarement au mérite.» Difficile, dans ces conditions, de s'imaginer un avenir dans la fonction publique. «Ça fait quelques années que j'essaie de voir comment partir, confie-t-elle. Il faut avoir le courage de se lancer… On est quand même maternés, et puis l'emploi à vie, c'est rassurant. Mais ce n'est plus assez fort pour me retenir.» Pour préparer sa sortie, Céline a entamé en septembre une formation pour élargir son champ de compétences. Avec pour ambition de postuler dans le privé. «Le fonctionnariat, ça n'a jamais été une fin en soi, évacue-t-elle. Bien sûr, c'est valorisant de faire partie d'une institution. Mais moi, j'ai envie d'avancer.» (S.Ha.)
«Je ne pourrais plus faire ce en quoi je ne crois plus»
Nordine, 47 ans, enseignant en technologie à Marseille (en disponibilité)
Quand il a commencé à s'interroger sur son avenir dans l'Education nationale, il y a environ cinq ans, Nordine se souvient des mines effarées de ses collègues. «Mais aujourd'hui, c'est différent, on me dit que j'ai de la chance ! assure ce professeur de collège. Beaucoup en ont ras le bol et feraient pareil s'il y avait plus de passerelles entre les métiers du privé et l'enseignement.» Sa passerelle, Nordine l'a construite seul, en décidant il y a un an de prendre une année de disponibilité pour monter son entreprise de rénovation. Une prise de risque importante pour ce père de famille, qui cumule vingt-deux ans dans l'Education nationale. Il a commencé l'enseignement après l'obtention d'un DESS d'ingénieur technico-commercial : «Il fallait que je bosse vite. Et puis ça m'a toujours intéressé d'enseigner, de renvoyer l'ascenseur social à des gamins qui en avaient besoin.» Le Capes de technologie en poche, il passe dix ans dans les quartiers Nord de Marseille avant de décrocher le graal, un poste dans un établissement haut de gamme, en plein quartier chic. «Une grosse désillusion, assure l'enseignant. Les parents qui te mettent la pression, qui te dévalorisent parce que tu fais de la techno…» Mais c'est surtout financièrement que ça coince : deux enfants à charge, un crédit sur le dos, difficile pour Nordine de s'en sortir dans un quartier aisé avec ses 2 150 euros par mois.
«Quand Sarkozy a défiscalisé les heures supplémentaires, ça allait un peu mieux, confie-t-il. Mais quand ils les ont supprimées, c'est devenu trop compliqué.» En technologie, faute d'agrégation, les pistes d'évolution financière sont minces. L'enseignant tente même l'expatriation, mieux rémunérée, passe une année en Espagne, mais n'arrive pas à décrocher de poste pérenne. «Ça a été la goutte d'eau, raconte-t-il. En plus, les réformes à venir vont encore allonger notre temps de présence dans l'établissement, sachant que notre charge de travail a au moins doublé ces dix dernières années. On nous parle de sécurité de l'emploi dans le fonctionnariat, mais quand les règles du jeu changent au fur et à mesure…» Pour tester la viabilité de sa nouvelle entreprise, Nordine peut prolonger l'entre-deux de la disponibilité jusqu'à six ans, après quoi il devra choisir entre la démission ou la réintégration. «Je bosse du lundi au vendredi, de 8 heures à 19 heures et je suis mille fois moins fatigué que quand je faisais mes 18 heures ! Quand j'entends les gens critiquer les profs, ça me fait bien marrer, souligne le désormais chef d'entreprise. Les gamins me manquent parfois, mais je ne pourrais plus revenir et faire des choses auxquelles je ne crois plus.» (S.Ha.)
«Quand on veut changer, on n’a droit à rien»
Delphine, 41 ans, fonctionnaire territoriale dans le Sud-Ouest
Elle y pense depuis quelques années : monter une «guinguette», avec de bons petits plats préparés en cuisine pour des clients venus en famille passer du bon temps dans un «lieu où les gens se sentiraient bien». Elle imagine aussi un coin bibliothèque pour les gosses, une petite scène pour des concerts, un espace expositions… Mais sauter dans le vide professionnel à 41 ans avec deux ados et un mari lui-même en reconversion professionnelle, Delphine (1) n'y est pas prête sans parachute.
«Quand j'ai commencé à regarder ce qui était possible pour moi, je me suis rendue compte des limites : pas de financement pour un plan de formation, peu d'aides, aucune indemnité chômage», liste cette responsable des services techniques d'une communauté de communes du Sud-Ouest. Elle ajoute : «Certes, en tant que fonctionnaire, on a la sécurité de l'emploi, mais quand on veut changer, on n'a droit à rien.» Elle n'a jamais entendu parler de la possibilité, depuis 2008, pour les fonctionnaires démissionnaires de bénéficier d'une indemnité de départ volontaire.
Voilà seize ans que Delphine occupe son poste. Salaire net : 2 200 euros par mois. Au gré des vagues de décentralisation successives, elle dit devoir «assumer trois postes» aujourd'hui : «Avec la décentralisation, l'Etat se décharge de plus en plus sur les communautés de communes sans moyens humains derrière. On sature.» Alors quand elle a lu que le gouvernement allait proposer un «plan de départ volontaire» dans la fonction publique, «ça a été une soupape, un soulagement de me dire que j'allais peut-être pouvoir réaliser un projet et partir d'un endroit où, pour moi, on ne construit plus le service public tel que je l'imaginais».
Delphine a toujours la possibilité de prendre une disponibilité pour tenter l'expérience de sa guinguette et retrouver son poste en cas d'échec mais, explique-t-elle, «quand on crée son entreprise, on a besoin de plusieurs années avant de savoir si le projet est viable». «Si j'avais droit au chômage ne serait-ce que pendant un an, ça me laisserait le temps de monter mes financements, suivre une formation juridique ou sur l'hygiène et la sécurité, ajoute-t-elle. Je ne peux pas partir du jour au lendemain sans rien du tout.» (L.A)
(1) les prénoms ont été modifiés