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Libération
Interview

Serge July : le 22 mars 1968, «personne ne voulait de leaders»

L'année 1968dossier
Cofondateur de «Libération» et participant au mouvement du 22 mars 1968 à l’université de Nanterre, Serge July revient sur les prémices d’une révolte improvisée, qui s’est amplifiée pour exploser en mai. Et évoque un moment collectif exceptionnel qui traversa la société française dans toutes ses dimensions.
Serge July à son domicile parisien mardi. (Photo Jérôme Bonnet)
publié le 21 mars 2018 à 20h56

Le 20 mars 1968, quelque 300 militants attaquent le siège de l'American Express, derrière l'Opéra de Paris, et brûlent un drapeau américain aux cris de «FNL vaincra !». Un peu plus tard, Xavier Langlade, responsable du service d'ordre de la Jeunesse communiste révolutionnaire (trotskiste), revient sur les lieux pour évaluer les dégâts et vérifier que personne n'est resté en arrière. Il est arrêté par la police. L'incident provoque la réaction des étudiants de Nanterre, qui occupent le bâtiment administratif de la faculté dans la nuit du 22 mars. Le «Mouvement du 22 mars», créé à cette occasion, sera l'un des animateurs de la révolte étudiante de mai 68, avec son leader, Daniel Cohn-Bendit. Autour de lui, plusieurs militants chevronnés lui prêtent main-forte, parmi lesquels Serge July, futur fondateur de notre journal Libération, et son directeur pendant trente années. Pour rappeler cette journée lourde de conséquences, nous lui avons demandé de la raconter et, surtout, de livrer les leçons qu'il tire aujourd'hui de Mai 68, cet événement si ancien et si contesté…

Nous sommes le 22 mars 2018. Il y a cinquante ans, vous rejoigniez le Mouvement du 22 mars 1968…

Pas tout à fait. Courant mars, courant avril, mais le mot rejoindre est susceptible d'ambiguïtés : il n'y avait pas d'adhésion formelle, la connivence suffisait ; c'est ce qui a fait son aura. Le propre d'un mouvement, à la différence d'une organisation, qui se veut programmatique, c'est l'action ponctuelle. Au printemps 68, on appelait cela «l'action exemplaire», très chargée symboliquement, et qui est censée provoquer des réactions en chaîne, et une chose en entraînant une autre… Mais je vous préviens tout de suite : je ne suis pas un poilu du 22 Mars qui vient raconter ses aventures homériques. J'ai toujours vécu au présent : j'ai dirigé Libération pendant trente-trois ans, j'exerce toujours le métier de journaliste, j'ai fait de la télévision et de la radio, je fais des documentaires et j'écris des livres et j'ai beaucoup de travail. Je vais vous répondre avec le souci de montrer comment Libération a été un enfant de 68.

Que faisiez-vous le 22 ?

Je donnais un cours au collège Sainte-Barbe, où j’étais enseignant en prépa. C’est ma femme qui m’a prévenu. Bibliothécaire à Nanterre, elle était avec les étudiants qui ont occupé le bâtiment administratif de l’université. Je crois qu’elle avait un trousseau de clés…

Pourquoi avoir rejoint le mouvement ?

J'avais été membre de l'Union des étudiants communistes au début des années 60, à une époque où l'UEC était en conflit ouvert avec la direction du PCF. Nous voulions le transformer, nous étions en désaccord avec sa ligne sur à peu près tous les sujets. Je participais comme journaliste au magazine Clarté et nous étions soutenus par beaucoup d'intellectuels en délicatesse avec le parti. La direction du PC a jugé bon d'exclure en bloc cette opposition étudiante. Nous avons été exclus. Le PC, en nous excluant, a créé l'extrême gauche, toutes les familles trotskistes, toutes les boutiques marxistes-léninistes, les maoïstes, - qui n'existent pas encore -, les communistes réformateurs, etc. Je faisais partie de la tendance dite «italienne». Nous voulions concilier communisme et liberté. Reformer le communisme : l'histoire a prouvé que c'était impossible. L'occupation du bâtiment administratif de Nanterre faisait suite à l'arrestation de militants qui avaient manifesté contre l'American Express place de l'Opéra : n'oublions pas que nous sommes en pleine «offensive du Têt» dans la péninsule indochinoise. Ce qui se passait à Paris sur le Vietnam se passait un peu partout dans le monde. En fait, cette contestation était planétaire, et tout avait commencé à l'université de Berkeley en Californie en 1964 avec le Free Speech Movement : tous les types de contestations étudiantes, du sit-in à la free press en passant par la contre-université, venaient de là, et ont inspiré tous les mouvements universitaires dans le monde. Le Mai français vient clôturer des années de contestation à travers le monde. Ça communique beaucoup d'un pays à l'autre : Rudi Dutschke, par exemple, leader de la contestation en Allemagne, avait étudié à Berkeley, et avant que Mai 68 éclate, il était à Nanterre au printemps.

Vous étiez dans l’encadrement du 22 Mars ?

Gag : il n’y avait pas d’encadrement au 22 Mars, c’était impensable. En 68, tous les leaders étaient suspects ; personne ne voulait de leader. Dany était un leader rassurant parce qu’il avait le génie de l’apostrophe et qu’il n’était pas un dirigeant au sens littéral du terme. Moi, j’étais un des Parisiens du 22 Mars. Quand il fallait se réunir avec d’autres pour décider, j’y participais. J’étais plus âgé, j’avais 25 ans. Mais la rue faisait toujours ce qu’elle voulait. Et notre rôle était marginal.

Avez-vous été surpris par le déclenchement de la révolte en mai ?

Tout le monde a été surpris. Du haut de l’Etat aux plus fins analystes en passant par tous les leaders d’organisations révolutionnaires, ou de figures d’assemblées générales. Seuls les complotistes peuvent affirmer le contraire : c’est ce qu’ont cru des organisations d’extrême gauche, qui ont dénoncé dès le 3 mai un complot policier. Avec les grands mouvements de masse, on est toujours dans l’improvisation, dans la stupéfaction. Chaque jour était une surprise : l’attitude de De Gaulle, les erreurs gouvernementales, le mouvement lui-même et sa dynamique propre.

Tous les leaders ont été arrêtés à la Sorbonne. Vous y étiez ?

Arrêtez avec les leaders ! Mis à part Dany, qui avec son insolence incarnait à lui tout seul la contestation, il n’y avait pas de leaders. Ceux qui y prétendaient n’étaient écoutés par personne. Je n’étais pas dans la cour de la Sorbonne. Je sortais de mes cours et j’étais sur le boulevard Saint-Michel. Tout a été spontané. Un jeune homme a lancé une pierre sur un car en maraude : c’est le début de Mai 1968, personne ne le connaissait. Le mouvement se prouve dans l’action, beaucoup d’autres ont trouvé légitime après l’intrusion de la police dans la Sorbonne, une première depuis Pétain et 1940, de lancer des pierres, de défier les forces de l’ordre. Celles-ci ont réagi de manière très brutale. La doctrine de répression policière était héritée des manifestations contre la guerre d’Algérie, du temps du préfet Maurice Papon, qui avait plusieurs massacres de rue à son actif, la manifestation des Algériens, et celle de Charonne. Les forces de l’ordre ne tiraient pas, mais tapaient très dur. Elles ont été tempérées par le préfet Grimaud. Mais très vite, le nombre des blessés est devenu énorme, disproportionné par rapport à la situation, ce qui a accru la révolte étudiante et qui a frappé l’opinion publique de manière de plus en plus négative. Le 3 mai, le gouvernement mobilise la jeunesse contre lui et la suite lui échappe.

Comment expliquez-vous l’extension d’un mouvement étudiant au monde salarié ?

Il y a des révoltes universitaires aux Etats Unis, au Mexique, au Japon, partout en Europe, conséquence du baby-boom, du Vietnam et d’une révolution culturelle rampante. Le seul pays où ces contestations font tache d’huile, c’est la France. Il y a un mai étudiant et mai social, un mai général, comme la grève du même nom. Il y a plusieurs raisons. La répression joue un rôle : les étudiants ont des parents qui l’ont jugé incroyable, à bien des égards indigne. Deuxième raison, il y a de la conflictualité dans l’air. Tous les conflits ouvriers de 67 et du début 68 sont marqués par la violence ouvrière, très offensive, avec séquestration, occupation, affrontements très sévères avec les forces de l’ordre. C’est au cours du conflit à Renault Le Mans, au printemps, que le slogan de 1947 ressurgit : «CRS SS». La dureté de ces conflits est très liée aux conséquences de l’exode rural : les fils de paysans quittent la ferme et embauchent dans les usines. Ils échappaient à l’influence du syndicalisme traditionnel, dominé par la CGT. Ils sont formés à la jacquerie paysanne : ils n’hésitaient pas à s’attaquer aux policiers, ils prenaient d’assaut les préfectures. Arrêtés, ils étaient relâchés deux heures plus tard parce que le pouvoir politique avait peur des mouvements paysans. Je pense que les jeunes ouvriers, souvent d’origine rurale, ont été le fer de lance de l’extension nationale de la grève après l’immense manifestation du 13 mai. La CGT a été complètement débordée. Et l’ascension de la CFDT a commencé en 1968.

Quelle forme a pris cet élargissement ?

Le Mouvement du 22 mars y est pour beaucoup. Il a agi comme un référent, comme modèle. Il réunissait diverses sensibilités «révolutionnaires» et d'autres qui ne l'étaient pas du tout, et ce qui comptait c'est qu'il dépassait toutes ces chapelles. Le 22 Mars et Dany l'apostropheur ont été les moules de 68. Un mouvement et non un parti ou un embryon de parti. Pacifiste et libertaire. Il n'avait ni doctrine, ni plan, ni cadres. Et pour cette raison le «22 Mars» touchait les inorganisés, des étudiants sans attache partisane. La forme qui s'est imposée en mai puis en juin, c'est le comité d'action qui s'est imposé absolument partout. Pas une entreprise pas une administration qui y ait échappé… Il y a une filiation entre le 22 Mars et les comités d'action d'entreprises, d'universités, d'hôpitaux ou d'usines qui vont se créer. Il y a eu en France des milliers et des milliers de comité d'action. Ce mouvement est assez proche des Cahiers de doléances des Etats généraux qui ont précédé la Révolution française. C'est un mouvement du même ordre. Les usines, les bureaux, les hôpitaux étaient occupés, mais tout le monde réfléchissait à comment faire autrement : travailler, produire, s'organiser, soigner autrement. C'est ça le phénomène principal de 68. Michel de Certeau disait très justement : «En mai 1968, on a pris la parole comme on a pris la Bastille en 1789.» Un slogan de 68 est significatif de cet état d'esprit : «Parler à vos voisins.» Et les gens se sont mis à se parler. C'était un moment collectif, exceptionnel : les gens se sont mis à exister, non seulement de manière individuelle mais collective. Un événement rare dans l'histoire de tous les pays. En France au XXe siècle, il y a eu le Front populaire, la Résistance, les maquis et la libération des villes, et 68. Ce sont des moments fusionnels qui font histoire. Ce qui explique le rapport étrange que la société française entretient avec cet événement, c'est son caractère exceptionnel, son intensité et son extension à tous les territoires, à toutes les catégories sociales et professionnelles. Des millions de gens ont participé à Mai 68. Il fallut l'aller-retour de De Gaulle à Baden-Baden pour que les opposants à cette contestation osent sortir dans les rues. Au final, la grève générale de 68 reste comme le plus grand mouvement social en France de tout le XXe siècle.

Serge July à son domicile parisien, mardi. Photo Jérôme Bonnet pour

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Quel rôle joue la musique pop ?

Mai 68 dure deux ou trois mois. Mais c’est une vision étroite. La contestation appartient à une sorte de révolution culturelle, de changement de vision du monde, de valeurs, qui travaille les années 60, dans le monde. Même des pays communistes sont touchés : la Yougoslavie, la Pologne, la Tchécoslovaquie. Ça vient après les reconstructions d’après-guerre, les décolonisations et l’avènement de la société de consommation. La jeunesse se révolte. Cette révolte va émerger autour de l’année 62 et ça dure jusqu’en 1973, qui marque la fin des Trente Glorieuses et l’embargo sur le pétrole. Cette révolte de la jeunesse a plusieurs leaders - j’emploie le mot volontairement -, Bob Dylan, John Lennon, Jean-Luc Godard, Jim Morrison et d’autres.

Pourquoi 1962 ?

C'est l'année du premier 45 tours des Beatles, du premier concert des Stones. Le concert en plein air donné par Johnny Hallyday à la Nation, le 22  juin 1963, pour l'anniversaire de Salut les copains, avec 150 000 personnes, est le premier de l'histoire qui s'est terminé par une émeute. 1963, c'est aussi l'année où le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis réunit une énorme manifestation à Washington, devant le Lincoln Memorial. Après le discours de Martin Luther King, le meeting s'est terminé avec plusieurs chanteurs : la chanson de Bob Dylan, The Times They Are A-Changin', est reprise en chœur par toute la foule. La musique est devenue le langage mondial de la jeunesse, qui accédait pour la première fois de l'histoire à l'autonomie sociale et politique. Il y avait 70 millions de jeunes aux Etats-Unis, quelque huit millions en France, de 16 à 24 ans, qui ont formé un groupe puissant et incontrôlable. De nombreux slogans sont issus de la musique pop.

Pourquoi Godard ?

Parce qu’en France le cinéma a précédé ce chambardement culturel avec la Nouvelle Vague, que Godard a incarnée. Et puis en prélude au printemps 68, il y eut l’affaire de la Cinémathéque, avec le licenciement de Henri Langlois par André Malraux. Le monde du cinéma, dans le monde entier, s’était mobilisé. Pour lui. Des étudiants étaient venus le soutenir, dont Dany Cohn-Bendit. Ce comportement autoritaire avait braqué : Langlois avait été réintégré en avril, montrant que le gouvernement et De Gaulle pouvaient céder face à la rue.

Avez-vous pensé que vous pouviez à un moment prendre le pouvoir ?

Moi non, mais j'ajoute toute de suite que cette idée n'a traversé personne, sauf à l'extrême limite Pierre Mendès France, qui pensait être appelé par De Gaulle, dont il avait déjà été le ministre, et François Mitterrand, qui en avait rêvé après le ballottage de 1965. 68 en France c'était pour l'essentiel, une révolte culturelle et sociale. Très peu politique. Nous passions devant des ministères vides, sans huissiers, sans garde d'aucune sorte. Personne n'a pensé même y entrer. La police était dure, violente, même si elle se refusait à user d'armes à feu. Mais le mouvement était essentiellement pacifiste. Le 24 mai, à la gare de Lyon, quelques manifestants ont voulu piller une armurerie pour s'armer. La foule les en a empêchés. Il n'y a jamais eu d'insurrection. Et puis il y a un cliché qu'il faut détruire : le mouvement dans la phase des barricades débordait très largement le monde étudiant. Pendant les affrontements, toutes sortes de gens se joignaient à nous, des ouvriers, des passants, des habitants des immeubles qui nous donnaient des sandwichs ou des boissons, d'autres qui faisaient la chaîne pour construire des barricades symboliques. Dany a a donné le mot d'ordre d'occupation du Quartier latin, le 10 mai, qui a débouché sur la nuit des barricades, que la France entière a écouté sur les transistors. Et surtout, au bout de dix jours, après une série invraisemblable d'erreurs de la part du gouvernement, dues à une incompréhension totale et au conflit entre deux attitudes, De Gaulle et des ministres plus modérés, on a abouti au plus grand mouvement social de l'histoire du XXe siècle en France. Ce n'est pas rien. A côté, le Front populaire, même si son importance historique reste capitale, faisait figure de parent pauvre. La France s'est arrêtée. Avant que De Gaulle ne fasse semblant de disparaître, personne ne savait ce qui pouvait se passer. Le pouvoir semblait se vider. Les bruits les plus alarmants commençaient à courir, des unités de blindés avaient pris position autour de Paris. L'incertitude était totale. Un épais brouillard enveloppait la fin mai.

Et puis tout s’est arrêté à la fin du mois de mai.

Non ! Les accords de Grenelle ont consenti des avantages substantiels aux salariés, la quatrième semaine de congés payés, la section syndicale dans l’entreprise, une augmentation de 30 % du Smic, etc. Mais presque partout, les accords ont été refusés. La grève a continué. Personne, mis à part les chefs d’entreprise et la CGT, ne voulait reprendre le travail. C’est l’imagination tactique du Général qui a mis fin au mouvement, quand il a disparu à Baden-Baden pour reparaître le 30 mai, et il a réapparu avec les élections anticipées, c’est-à-dire une solution démocratique…

Qu’avez-vous fait ?

Nous voulions continuer. Un débat très important s’est instauré, entre ceux qui voulaient revenir à la normale et ceux qui voulaient continuer. Avec le «22 Mars», nous avons tenté de prolonger la révolte pendant tout le mois de juin. Le mouvement ne s’est vraiment arrêté qu’avec l’été. Certaines entreprises n’ont repris qu’à la fin juillet. A ce moment-là, je dois avouer que nous étions cuits physiquement. Dans tous les sens du terme.

Alors ?

A la rentrée, nous avons repris contact, pour voir ce qu’on pouvait faire. Avec quelques rescapés du «22 Mars» et une fraction dissidente des marxistes-léninistes de l’UJC-ML emmenés par Benny Lévy, qui avait participé au mouvement, nous avons fondé la Gauche prolétarienne, pour continuer mai. C’était un mouvement étrange, hybride, une organisation que je définirais comme «stalino-libertaire», c’est dire le côté bizarre. En fait, la GP était un groupe d’agitateurs, la formule «maos spontex» nous allait très bien, à la fois autoritaire et libertaire, qui entendait soutenir toutes les révoltes des plus exploités, des plus marginaux, des mal-logés, des OS en révolte, des immigrés. Limite populistes. Nous formions toutes sortes de comités. Le conflit de Lip montrait beaucoup d’intelligence collective. Et s’autogérait très bien sans nous. Cela a contribué à nous convaincre de la nécessité de s’autodissoudre en 1973, en tant qu’organisation centralisée.

Avez-vous eu la tentation de la lutte armée, comme en Italie ou en Allemagne ?

Non, jamais. Personne ne croyait à la lutte armée. Nous sortions du mouvement de mai ; je le répète, c’était un mouvement de nature pacifiste. De surcroît, nous étions en liaison avec des intellectuels, au premier rang desquels Sartre et Foucault, Deleuze, Guattari et d’autres, qui n’avaient aucune intention de parrainer un groupe terroriste. Il y a eu lutte armée dans trois pays, l’Italie, l’Allemagne et le Japon. C’étaient des pays qui avaient été gouvernés par le fascisme. La mémoire n’était pas la même. Nous avions été secoués par la prise d’otages de Munich, qui avait provoqué un massacre antisémite. Nous n’en voulions à aucun prix. Quand Pierre Overney, un militant de la GP, a été tué à la sortie de l’usine Renault, un des chefs du personnel a été enlevé par une structure politico-militaire. Et il a été relâché au bout de quelques jours. Il n’y avait pas le désir pour répéter ce scénario.

C’est là qu’est née l’idée de faire un journal…

Il n'y a pas de rapport direct. Dans le bilan de 68, il y avait une évidence : la société s'était manifestée en rupture avec le monde politique. Elle n'existait pas en France, comme la jeunesse n'existait pas. La société avait pris une certaine autonomie. De Gaulle, et avec lui toute la classe politique, communistes compris, avaient une conception très verticale de la politique : il y avait l'Etat et une somme d'individus qui formaient le peuple, le pays. D'où leur aveuglement pendant ces événements. Il y a eu en France en 68 une envie de société autonome vis-à-vis de l'Etat, au sens de l'autoorganisation. Nous avons créé Libération pour donner corps à la société, pour soutenir les mouvements de libération culturelle, pour être à tous les sens du terme un quotidien culturel. Nous avons créé Libération pour faire exister la société par rapport à l'Etat. Donner un porte-voix à ce grand mouvement de transformation culturelle et sociétale. C'est ainsi qu'est né Libération.

Qui a trouvé le nom ?

L'écrivain gaulliste Maurice Clavel et Jean-Claude Vernier avaient créé l'agence de presse Libération. La famille Emmanuel D'Astier de la Vigerie, journaliste et grande figure de la résistance (fondateur en 1941 du journal clandestin Libération, puis responsable du mouvement de résistance Libération-Sud), nous a autorisés à utiliser le nom Libération en précisant que ça n'avait aucun rapport avec les activités de son mari. Et sa veuve l'a fait gracieusement.

Pour vous, c’est quoi l’héritage laissé par les années 68 ?

La manifestation de la société - dont le féminisme, l’écologie, qui viennent après 68 - me semble de loin le legs le plus important. Le second, c’est la délégitimation du Parti communiste, hostile à Mai 68, et qui prend le printemps de Prague avec des pincettes. Ce processus va s’achever avec l’effondrement du régime soviétique.

Justement, dans votre narration de mai-juin 68, il n’y a pas un nom de femme ?

J’ai oublié Joan Baez et Janis Joplin ! C’est très simple. Le féminisme naît du machisme des organisations et des mouvements gauchistes. En France, en 68, les femmes n’avaient pas la parole, elles l’ont prise après. Et c’était partout pareil !

Récemment, Dany Cohn-Bendit a déclaré : «Contrairement à ce qui se raconte, aucun des soixante-huitards n’est devenu ministre ou président. Le seul qui a eu du pouvoir c’est Serge July avec Libération.»

Oui, j’ai lu ça. C’est une saillie amusante, mais je sais que Dany ne confond pas le pouvoir politique et les pouvoirs d’influence. La caractéristique du journaliste c’est qu’il n’est pas à l’intérieur du pouvoir. Les soixante-huitards n’ont jamais exercé le pouvoir car cette génération s’est méfiée des politiques, elle a préféré investir la culture au sens large du terme. Et c’est heureux. François Mitterrand n’aimait pas Mai 68, qui lui rappelait de mauvais souvenirs ; il prétendait ne rien comprendre à Michel Rocard et à la CFDT, ce qui ne favorisait pas chez lui un penchant pour le participatif, l’interactif et l’autoorganisation. Mais il s’est, avec une habilité extrême, emparé d’un slogan de 68 pour construire sa conquête du pouvoir : avec «changer la vie», d’une même formule il semblait embrigader Rimbaud et Mai 68. C’est tout à fait différent de dire que beaucoup de contemporains de 68 ont adhéré au Parti socialiste, sans pour autant que des figures de cette époque se soient retrouvées à des fonctions politiques décisives. Et surtout, elles n’en avaient pas envie.

Les soixante-huitards ont-ils laissé un «héritage impossible» (l’anti-autoritarisme comme culture officielle selon le sociologue Jean-Pierre le Goff) aux générations suivantes ?

Cinquante ans c’est très loin, surtout dans un monde où les accélérations sont de plus en plus fréquentes. Cinquante ans, c’est l’écart qu’il y a entre la commune de Paris, en 1871, et le surréalisme en 1920, ou entre 1920 et 1970 : entre-temps il y a eu la révolution russe, la Seconde Guerre mondiale face au nazisme, le régime de Pétain, la décolonisation, la guerre d’Algérie, le nouveau roman, le structuralisme… Mais surtout il y a la révolution numérique, qui a changé le monde en introduisant dans les échanges, dans la pensée, de l’horizontalité avec les réseaux. La révolution californienne a produit Berkeley, mais aussi les Black Panthers et, pour une part, l’informatique individuelle, sans laquelle il n’y aurait pas de réseaux.

Mais cette jeunesse qui s’identifie d’une manière ou d’une autre à l’esprit de 68, reproche à certains leaders, comme Dany Cohn-Bendit, de rouler avec Emmanuel Macron. Vous comprenez ces réactions ?

La politique électorale c’est de l’ordre du relatif. Lors de la dernière présidentielle, comme Dany et comme beaucoup de gens que je connais, j’avais deux menaces, Marine Le Pen et François Fillon, qui avait un programme reaganien. Je ne voulais aucun des deux, j’ai voté pour celui qui permettait de les éviter et qui, comme Dany le souligne toujours, était le seul à être européen.

Aujourd’hui, lorsque vous regardez en arrière, quels moments de l’année 68 vous gardez en mémoire ?

J’ai le souvenir d’un moment de liberté, d’effervescence, libertaire sur tous les plans. C’était un long moment stupéfiant. La dimension collective était magique. Tout le monde parlait à tout le monde. Le plus beau des mots d’ordre, c’était bien sûr : «Nous sommes tous des juifs allemands.»

Et votre lien aujourd’hui à Libération ?

Aucun. (Silence). Je suis abonné, je suis heureux que le titre soit toujours vivant, je le lis comme d’autres titres, mais je ne fais aucun commentaire sur le journal pour éviter de compliquer la vie de ceux qui le dirigent et qui le réalisent.