Issu d’une famille ouvrière d’origine marocaine, Mounir Mahjoubi, 34 ans, a déjà vécu plusieurs vies avant d’être nommé secrétaire d’Etat au Numérique l’an dernier. Tombé à l’adolescence dans la marmite Internet, cet ancien délégué CFDT et militant socialiste a rejoint En marche début 2017 après avoir œuvré pour la «Ségosphère» en 2007 puis aux côtés de François Hollande en 2012. Diplômé en droit et de Sciences-Po, entrepreneur avec la création de la Ruche qui dit oui, un réseau de circuits courts alimentaires en ligne, cet ex-président du Conseil national du numérique, tombeur de l’ancien premier secrétaire du PS Jean-Christophe Cambadélis aux dernières législatives, a fait de l’inclusion numérique et de la mue de l’administration en un «Etat plate-forme» ses priorités.
Evitement fiscal, atteintes à la vie privée, fausses informations. L’impact social des plateformes numériques semble de plus en plus problématique. Votre regard sur les Gafa a-t-il changé ?
Progressivement, oui. Sans perdre cette certitude : elles offrent des services que nous aimons utiliser. Mais en matière économique et sociétale, elles ont une responsabilité qui appelle une action politique. Ces marques sont comme des prisons dorées. Elles sont attirantes, vous y rentrez et vous vous rendez compte que ce sont des territoires clos. Vous ne pouvez acheter, consommer, lire, que ce qui est compatible avec ces plateformes. Et quand j’achète un téléphone à 1 000 euros, m’appartient-il vraiment ? Car souvent, des clauses interdisent de le bricoler, de l’augmenter. Quand j’étais petit, j’aimais bien bidouiller les machines, c’était normal. Aujourd’hui, ce sont des sanctuaires intouchables. Il faut que les citoyens reprennent le contrôle de leurs appareils et de leurs données.
Que peut-on changer concrètement ?
Il y a un an, j’ai demandé à Uber de me transmettre mes informations personnelles. La loi informatique et libertés, qui ne date pas d’hier, le permet mais sans imposer ni délai ni format pour la réponse. Il m’a fallu sept mois pour l’obtenir après des semaines d’échanges absurdes. J’ai dû imprimer un formulaire, motiver ma demande… Surtout, après avoir récupéré mes données, je me suis rendu compte qu’Uber avait enregistré mes trajets, ce qui est logique, mais aussi mes déplacements dans les cinq minutes suivant ma dépose ! L’un des grands chantiers, c’est cette prise de conscience des citoyens sur l’utilisation de leurs données. Il faut que cela devienne un vrai critère de choix entre deux services concurrents, au même titre que le prix et la qualité.
«Il faut», c’est-à-dire que cela sera imposé ?
A partir de mai va s’appliquer, au niveau européen, le Règlement général sur la protection des données (RGPD). C’est une révolution qui va créer de nouveaux droits vis-à-vis des données, et de nouvelles obligations pour les entreprises - limitées pour les plus petites, très importantes pour les grosses. Ce RGPD va imposer que les transferts des données personnelles se fassent dans un format réutilisable, simple, standardisé. Les plateformes devront dire ce qu’elles récupèrent sur vous et comment elles l’utilisent. Si vous demandez la suppression de vos données, elles devront donner suite. Et si ces données fuitent ou sont volées, il y aura obligation d’en informer les utilisateurs. Pas comme Uber, qui a mis plus d’un an à dévoiler un piratage, en 2017.
Faut-il aller jusqu’à la «patrimonialité» des données, c’est-à-dire la possibilité pour les citoyens d’être rémunérés par les entreprises qui les utilisent ?
Je suis pour la maîtrise absolue des données : les mettre à disposition contre de l’argent, pourquoi pas. Mais qu’on puisse les vendre, c’est-à-dire ne plus en être propriétaire, me semble absurde. Il faut se méfier des fausses bonnes idées. Les données sont un prolongement de nous-mêmes. Elles ont avec nous un rapport essentiel, intrinsèque, donc je suis contre cette patrimonialité.
En rehaussant ses exigences, l’UE ne désavantage-t-elle pas ses propres acteurs face à la concurrence étrangère ?
Elles seront identiques pour tous les opérateurs présents sur le territoire européen. On va, pour la première fois, jouer avec les mêmes règles du jeu. En revanche, il est vrai que ces géants étrangers disposent de beaucoup plus de données que les nôtres, ce qui leur donne un net avantage en matière d’intelligence artificielle (IA). Certaines applications de transport en savent plus sur l’état de nos routes et du trafic que nous-mêmes.
Cet écart peut-il encore être comblé ?
L'enjeu est énorme. A l'avenir, les entreprises devront injecter 100 % de leurs données sur des plateformes d'IA afin de pouvoir développer de nouveaux services. Si l'on est incapable d'avoir des acteurs européens de bon niveau, 100 % de nos données seront confiées à des plateformes étrangères. Or, aujourd'hui, ce secteur est monopolisé par les Etats-Unis et la Chine. Il existe pourtant des acteurs français émergents, comme Atos [cloud, cybersécurité, ndlr] et Qwant [moteur de recherche]. Leur niveau de service n'est pas encore équivalent aux grands du secteur, mais il peut se développer. Il est crucial de ne pas rater ce virage en Europe.
Faut-il envisager un traitement de faveur envers les acteurs européens ?
En tout cas, il ne faut pas qu’ils soient handicapés. Ils doivent avoir accès à une masse considérable de données. Ce n’est pas le cas, à cause de la réglementation, mais aussi d’une culture qui fait que les entreprises sont réticentes à les partager entre elles. La solution viendra de la coopération. L’affaire Facebook Cambridge Analytica illustre la nécessité d’une réflexion mondiale sur le partage de données massives des plateformes numériques. Je prône un partage organisé et régulé entre entreprises, qui soit au service de l’intérêt général que représentent la recherche et l’innovation. Et il faut savoir dire non à un partage des données opaque au service d’intérêts privés contraires à notre éthique et nos valeurs européennes.
Que proposera le rapport sur l’intelligence artificielle, rendu public cette semaine, du député-mathématicien Cédric Villani ?
Il y a deux enjeux. Le premier est éthique et porte sur les dangers potentiels : il faut un débat pour tracer les frontières, les lignes rouges, dire ce que nous voulons protéger à l’heure de l’IA. Le rapport marquera le début de cette grande discussion. Mais notre rôle est aussi de créer des champions : faire émerger des lieux de recherche publique qui entrent en compétition avec la Chine et les Etats-Unis et favoriser la transformation des entreprises avec des innovations de rupture. Là, il faudra de l’argent et de l’humain. C’est le président de la République qui en fera les annonces.
La Commission veut contrecarrer les stratégies d’optimisation fiscale des géants du numérique en taxant à 3 % leur chiffre d’affaires. Ne restera-t-on pas encore loin d’un niveau normal d’imposition ?
C’est une première étape qui va accélérer les suivantes. Dans l’immédiat, il faut convaincre nos partenaires européens qui restent sceptiques face à cette mesure. Cela n’a aucun sens d’être en bataille fiscale avec l’Irlande ou le Luxembourg. De subir un dumping quotidien de la part de pays avec qui nous partageons tant. Mais la solution ne peut pas être de leur tordre le bras. Ces pays ont construit leur développement économique sur la compétitivité fiscale, et on les a laissés faire pendant vingt ans, c’est également notre faute. Si on débranche aujourd’hui ce système, il faut aussi être responsables collectivement, et préparer leur transition.
Le Conseil national du numérique (CNN) n’existe plus depuis que la majorité de ses membres ont démissionné en décembre. Va-t-il disparaître ?
C’est formidable que le sujet vous intéresse autant… On a besoin d’avoir des experts sur le numérique que l’on puisse consulter. Là, on va beaucoup parler d’intelligence artificielle. Ce sera un bon moment pour reparler du CNN. Trop longtemps avant, ou trop longtemps après, ce n’aurait pas été opportun.
Maintenez-vous l’objectif de 100 % des services publics accessibles en ligne à la fin du quinquennat ?
Oui, et nous l’accompagnons d’une stratégie d’inclusion numérique pour les 20 % des personnes qui ne maîtrisent pas encore ces outils. A défaut, on risque de créer des résistances. La transformation numérique n’est pas qu’une question technologique, c’est un enjeu d’accompagnement dans les nouveaux usages. Nous travaillons collectivement, avec les opérateurs de services publics et les collectivités locales, à l’élaboration de parcours personnalisés, pour «faire à la place de» quand c’est nécessaire ou pour rendre chacun autonome.
L’autre limite à cet usage, c’est la multiplicité des identifiants à retenir…
De nombreux Français n'utilisent pas les services publics en ligne parce qu'ils ne se souviennent pas de ces identifiants. A nous d'offrir une solution. Depuis le 1er avril, tous ces sites sont obligés d'utiliser FranceConnect, un outil qui offre un accès standardisé aux différents services. Mais il faut encore s'y connecter avec son numéro de Sécurité sociale ou de contribuable. Demain, je souhaite un identifiant plus simple, utilisable sur tous les sites publics. On a lancé une mission pour y réfléchir, qui rendra ses premières propositions dans quelques semaines. Notre objectif est également de mettre fin à tous les justificatifs administratifs d'ici à 2022. Aujourd'hui, une administration peut vous demander de fournir le scan d'une pièce papier délivrée par une autre administration, alors qu'elles pourraient se parler. Demain, le site de votre mairie vous demandera simplement l'autorisation de récupérer lui-même auprès des impôts, de manière très sécurisée, votre justificatif virtuel de revenus.
Préparez-vous une loi sur le numérique ?
Je n’ai aucun fétichisme pour ce genre de textes. Tout ne passe pas que par la loi. Dans le rapport Villani sur l’IA, peu de propositions iront en ce sens. Il ne s’agit pas de créer de nouvelles obligations : en droit, on a tout ce qu’il faut pour accélérer la transformation numérique du pays. En revanche, sur la valorisation et le partage de données, on aura peut-être besoin de la loi. De même sur le retrait des contenus illicites, notamment racistes et antisémites.
Les premières pistes du gouvernement, qui veut renforcer la responsabilité des plateformes, ont été mal reçues : elles jugent le cadre actuel bien suffisant.
Les plateformes ont une responsabilité qu’elles ne prennent pas à la bonne hauteur. Sur les contenus promouvant le terrorisme, elles ont pourtant été exemplaires, en s’engageant à les retirer dans l’heure, en élaborant des algorithmes pour les identifier avant même leur publication… Ce qui m’inquiète, c’est que, pour les jeunes, les messages racistes et antisémites deviennent une sorte de normalité. Les gens ne supporteront pas que l’on n’avance pas sur ces sujets. On envisage donc la création d’un statut intermédiaire entre celui d’hébergeur, à la responsabilité limitée, et celui d’éditeur, plus contraignant. Au niveau européen. Mais notre inquiétude est que la Commission n’en fasse pas une priorité. On en reviendrait alors à une solution à la française.