C'était le premier dimanche de printemps, il y a un an. Le 26 mars 2017, Shaoyao Liu, ressortissant chinois de 56 ans vivant depuis plus de vingt ans à Paris, succombait au tir d'un policier en service dans le vestibule de son appartement du XIXe arrondissement. Les jours suivants, plusieurs manifestations éclataient dans la capitale pour demander «justice». Or, aujourd'hui, les différentes versions de la soirée ne coïncident toujours pas. Les forces de l'ordre invoquent un tir de légitime défense, la famille dénonce une bavure. Le 7 décembre, le policier qui a fait feu a été placé sous le statut de témoin assisté, dans le cadre de l'enquête ouverte pour «violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner». Libération a eu accès au dossier judiciaire et en révèle de nouveaux éléments clés. Et notamment l'expertise balistique et la reconstitution des faits qui a eu lieu le mois dernier, sur lesquelles la famille compte beaucoup pour l'établissement de la vérité.
Il est un peu plus de 20 heures ce dimanche 26 mars 2017 lorsque trois policiers de la brigade anticriminalité (BAC) terminent leur pause au commissariat du XIXe arrondissement. Au standard, un appel d'un habitant de la cité Curial. Il signale la présence de l'un de ses voisins dans les parties communes de l'immeuble. Selon lui, celui-ci déambule un couteau à la main dans le couloir du 7e étage. «Il faisait des moulinets enpointant sur moi», expliquera-t-il aux enquêteurs lors de sa déposition. Les trois gardiens de la paix sont dépêchés sur les lieux. L'un d'eux est équipé d'une «arme longue», un fusil-mitrailleur. Sur place, l'homme qui avait appelé la police vient à leur rencontre. Il se présente comme étant un policier à la retraite et leur affirme que le voisin incriminé souffre de problèmes psychiatriques. Il les guide ensuite jusqu'au 6e étage, où vit le voisin signalé.
Les policiers racontent avoir vu à leur arrivée un homme asiatique sur un balcon qui «hurl[ait] dans [leur] direction, en chinois». La personne qui les a prévenus leur confirme qu'il s'agit du voisin en question. Sur le palier, les agents localisent l'appartement. Cinq personnes se trouvent dans le logement. Shaoyao Liu et quatre de ses cinq enfants. La mère, elle, est absente.
«Il s’est plaint du voisin qui faisait trop de bruit»
D'après les dépositions des trois policiers, les événements s'enchaînent très rapidement. En arrivant, ils disent avoir entendu du bruit derrière la porte. «On frappe, on se présente : "Police, ouvrez." On a crié je ne sais pas combien de fois "Police, ouvrez". Immédiatement, on entend des hurlements, des cris de terreur, des pleurs, quelqu'un qui hurle. Personne ne nous répond. […] Là, on commence à avoir peur de ce qui se passe à l'intérieur de l'appartement. Soit il est en train de les agresser, soit… On ne comprend pas ce qu'il se passe, c'est en chinois», a déclaré au cours de son interrogatoire de première comparution le policier qui a fait feu. Les forces de l'ordre requièrent alors une équipe avec un bélier pour forcer la porte. Finalement, la BAC la défonce elle-même avant l'arrivée des renforts.
Celui qui porte le fusil-mitrailleur serait alors entré dans le vestibule plongé dans la pénombre. Shaoyao Liu se serait jeté sur lui en lui assénant un coup avec ce que le policier pense alors être un couteau. Il s'en tire avec une plaie de 12 millimètres à l'aisselle, recousue d'un point de suture. Une blessure qui lui vaudra trois jours d'interruption totale de travail, selon le certificat médical. A l'IGPN, le policier touché a expliqué avoir ensuite reculé dans la cuisine, située à droite de l'entrée. «Dans le même temps, je crie : "Il est en train de me planter !" Il continuait à avancer vers moi, je voyais dans la pénombre la lame en ma direction», dira-t-il pour expliquer les circonstances du drame. Son équipier fait alors feu. Il est environ 20 h 35 et Shaoyao Liu s'effondre devant plusieurs de ses enfants, une balle dans le thorax. Malgré les gestes prodigués par les premiers secours, sa mort est constatée à 21 heures. C'est après le coup fatal que les gardiens de la paix auraient identifié la lame comme étant une paire de ciseaux, et non un couteau.
Si quelques éléments sont corroborés par la famille, dont les six membres se sont constitué partie civile, de nombreux points de divergence persistent. L'une des filles de Shaoyao Liu, 17 ans au moment des faits, affirme en effet avoir vu son père sortir de l'appartement peu avant que le voisin du 7e étage n'appelle les forces de l'ordre. Elle raconte l'avoir suivi à son insu, entendu toquer à une porte de l'étage supérieur, avant qu'il ne revienne spontanément. Il lui aurait alors dit «qu'il allait faire à manger, il s'est plaint du voisin qui faisait trop de bruit». Ensuite, affirment les enfants, leur père s'est mis à préparer du poisson dans la cuisine, quand la police est arrivée. Les analyses ont montré que la paire de ciseaux incriminée et ses 10 centimètres de lames ne présentaient aucune trace d'aliments ou de poisson.
Lorsque les policiers ont commencé à frapper à la porte, cette même fille assure avoir regardé par le judas et n'avoir pas compris qu'il s'agissait des forces de l'ordre : «J'ai vu des gens qui étaient armés […]. Ils étaient habillés en civil, je n'ai pas vu de brassards "police". Je n'ai pas compris que c'était des policiers, je ne savais pas qui étaient ces personnes», a-t-elle dit à l'IGPN. Lors de sa première audition, une autre des filles de Shaoyao Liu, 21 ans, a confié la «peur» qu'elle avait ressentie lorsque les policiers étaient sur le palier. «J'ai dit à mon père d'ouvrir la porte. Mon père a voulu résister, du coup il a gardé la main sur la poignée. Après, la porte a cédé, le coup [de feu] est immédiatement parti.» A l'unisson, les enfants présents réfutent le coup de ciseaux que leur père aurait porté sur le policier.
«Tir réflexe»
Shaoyao Liu savait-il qu’il avait affaire aux forces de l’ordre ? L’homme, arrivé en France au cours des années 90, comprenait mal le français. Ses enfants, en revanche, le parlent couramment. Les policiers affirment avoir fait état à plusieurs reprises de leur qualité, et qu’ils portaient leur brassard, enfilé à leur arrivée à la cité Curial.
Interrogé par les enquêteurs, le voisin qui les a appelés confirme la version de la BAC. D'après lui, ces derniers ont bien dit «Police, ouvrez» «plusieurs fois», et étaient en «civil, avec des brassards». Auditionné, un voisin de palier déclare qu'il avait identifié les policiers grâce à leurs brassards, mais sans se souvenir avoir entendu le mot «police». Pour lui, «l'état de panique de l'autre côté de la porte s'accentu[ait] au fur et à mesure que le policier tap[ait]» à la porte.
Une chose est certaine, Shaoyao Liu était connu des riverains. Le même voisin de palier a déclaré n'avoir «jamais eu peur de lui» mais que «c'était quelqu'un qui était connu pour avoir un comportement qui semblait dérangé». Pour le voisin qui a appelé la police, «il était un peu fou, ça c'est sûr». Avant l'intervention des policiers l'an dernier, Shaoyao Liu était visé par trois mains courantes, selon le dossier judiciaire. La première date de janvier 2012, pour des jets d'objets par la fenêtre. La deuxième, le mois suivant, avait été rédigée pour les mêmes faits, dont le jet d'une tour d'ordinateur. Au lendemain de cet incident, Shaoyao Liu avait fait l'objet d'une mesure d'hospitalisation sous contrainte jusqu'au 16 mars suivant au sein du secteur psychiatrie de l'hôpital Maison-Blanche, à Paris. Il avait ensuite été suivi en ambulatoire jusqu'au 22 juin 2012. Selon l'expert psychiatre désigné lors de l'enquête, il avait été diagnostiqué, au cours de cette hospitalisation, «un trouble délirant ainsi qu'un alcoolisme chronique». Au soir de sa mort, Shaoyao Liu était d'ailleurs sous l'emprise de 0,71 gramme d'alcool par litre de sang. La troisième main courante remonte à novembre 2016. Les policiers avaient été appelés par un agent de sécurité affirmant que Shaoyao Liu faisait des allées et venues dans les parties communes de l'immeuble avec une barre de fer. Aucune dégradation n'avait été constatée par les forces de l'ordre.
Sollicitée par les parties civiles à l'automne, la reconstitution des faits a eu lieu le 6 février. D'après le procès-verbal, il ressort que les policiers n'étaient pas visibles par le judas de la porte lorsqu'ils sont arrivés et se sont annoncés. Mais les brassards étaient visibles depuis le balcon où se tenait Shaoyao Liu à leur arrivée. L'experte en balistique n'a pas pu trancher la position exacte du tireur, en déclarant qu'un tir effectué à l'intérieur de l'appartement n'était «pas exclu», même si un tir extérieur était selon elle plus compatible avec ses constatations.
Pour l'avocat des parties civiles, cette reconstitution pourrait bousculer l'affaire. «Avant qu'elle ait lieu, je pensais qu'on se dirigeait vers un non-lieu, explique Pierre Lumbroso, qui estime que la qualité de victimes de la famille de Shaoyao Liu n'est pas reconnue. Personne n'a été mis en garde à vue une seule journée dans cette affaire, ce qui est bizarre, alors que le tireur est identifié. Pour moi, on est dans le cadre d'une bavure policière. Je ne pense pas que le policier ait tiré délibérément sur ce pauvre homme, mais que c'était un tir réflexe.» Dans son rôle de défenseur, l'avocat n'hésite d'ailleurs pas à émettre l'hypothèse que les faits aient pu être «maquillés» après la mort de Shaoyao Liu, dans le laps de temps pendant lequel ses enfants avaient été rassemblés dans une pièce de l'appartement : «On lui aurait peut-être fait [au policier, ndlr] une petite égratignure de rien du tout, mais cela reste bien évidemment une hypothèse non vérifiée», avance-t-il sans certitude.
A l'inverse, pour l'avocate du policier, Anne-Laure Compoint, ce dossier ne comporte aucune difficulté : «Pour moi, la légitime défense est caractérisée», dit-elle à Libération, se refusant à commenter le fond du dossier. Elle déplore une «instrumentalisation par les avocats de la famille» et défend bec et ongles le fait que son client est «un flic lambda, sans aucun antécédent». Le parquet estimera-t-il que les poursuites sont opportunes ? Y aura-t-il un procès ? L'affaire est entre les mains des trois juges d'instruction. A ce jour, la procédure ne comporte aucune mise en examen.