Les archives sont aussi formelles que cruelles. Quelques jours après l'attentat sur la promenade des Anglais, à Nice, fin juillet 2016, Manuel Valls s'était payé la droite dans les grandes largeurs à l'Assemblée, réfutant la surenchère des propositions pour lutter contre le terrorisme. De l'interdiction du salafisme, dégainée par Nathalie Kosciusko-Morizet : «Vous n'ignorez pas que la liberté de conscience en France est une liberté fondamentale, consacrée par tous nos principes et nos textes.»
A l'enfermement des personnes surveillées par les services de renseignement au titre d'une fiche S réclamé par Laurent Wauquiez. «La France dont je suis le chef du gouvernement ne sera pas celle où seront instaurés des centres où on enferme de manière indéterminée pour un temps indéterminé des individus qu'on suspecte […] S'il y a une chose qui nous sépare de manière totale, irrémédiable […] c'est cette différence de conception de la démocratie et de la République», avait riposté le Premier ministre Valls face à celui qui n'était alors que le numéro 2 des Républicains, s'attirant une (particulièrement) rare standing-ovation de la gauche.
Un solide plan média
«Je préfère me souvenir de ce Manuel Valls là, qui se pose en rempart de l'Etat de droit, qui considère que la Constitution n'est pas une argutie juridique et que la droite doit être combattue sur ce terrain», souffle Sébastien Pietrasanta, ex-député socialiste et spécialiste du terrorisme qui ne parvient «pas à comprendre les sorties» de Valls depuis l'attentat de Trèbes, vendredi.
Porté par un solide plan média – il a enquillé BFMTV, Midi Libre, France Télévision puis France Culture en moins de douze heures – le virage à 180° de l’ancien ministre de l’Intérieur est spectaculaire : il avance désormais sur la voie d’un internement des fichés S et veut réfléchir à l’interdiction du salafisme.
"Il faut prendre un acte fort politique, à caractère symbolique, d'une interdiction du salafisme", lance Manuel Valls pic.twitter.com/LgxqQaJUYd
— BFMTV (@BFMTV) March 25, 2018
Son discours global – il n'y a pas de risque zéro, il faut parler d'un ennemi intérieur, c'est le combat d'une génération entière – n'est nouveau pour personne. Pour lui, cette «guerre» doit être totale et pas seulement sémantique. Mais celui qui aimait à se présenter comme un homme d'Etat, responsable dans chacun de ses discours officiels pendant le quinquennat, savoure visiblement le confort d'une position de parlementaire qui lui permet désormais de parler sans craindre qu'on l'interroge sur la faisabilité de ses propositions concrètes. «Tout ça pour ça, quel gâchis», lâche un ancien soutien socialiste.
La rétention administrative des fichés S ? «On peut regarder les choses», dit donc le Valls d'aujourd'hui, visant «ceux dont on pense qu'ils représentent un danger», sans plus de précision. Comme un éclair de lucidité, il reconnaît dans les colonnes du journal Midi Libre que «s'il n'y a pas de passage à l'acte, il est difficile de prendre des mesures en termes de droit». De là à réclamer une modification de la Constitution, il n'y a qu'un pas. Sans oublier qu'il faudrait que la France sorte de la Convention européenne des droits de l'Hommes (CEDH).
Personnage politique hybride
Politiquement, l'actualité dramatique remet Manuel Valls en selle. «Il tourne en boucle sur ces sujets, les problèmes sont réels, personne ne les nie mais c'est devenu son obsession, analyse un député Nouvelle Gauche. En réalité, c'est surtout la seule boutique qu'il ait. Sur tout le reste, il se fait taper en permanence sur la tronche. Dès qu'un marcheur l'ouvre à l'Assemblée c'est pour taper sur l'inaction des trente dernières années en insistant surtout sur la nullité du quinquennat précédent.»
Noyé dans une majorité pléthorique, l'ancien maire d'Evry (Essonne) incarne dans la séquence un personnage politique hybride, toujours plus éloigné de la gauche. A la fois lanceur d'alerte face à un exécutif jusque-là relativement épargné par le terrorisme de masse, vieux sage qui a déjà gouverné dans la tempête et directeur de la communication improvisé misant une épiphanie quand il lui recommande de se rendre à Trèbes.«II va être devant des familles éplorées, devant des cercueils.» Comprendre : et là, il changera.
«Un acte fort»
Avec l'interdiction du salafisme, Valls franchit un cap, reprenant une idée jusqu'alors défendue seulement par la droite et par le journaliste Mohamed Sifaoui qui faisait partie des invités d'office de ses meetings pendant la primaire socialiste, l'hiver dernier. Et peu importe si son ami Malek Boutih jugeait cette idée idiote en 2015. «C'est comme interdire le communisme, cela n'a aucun sens», disait alors l'ancien président de SOS Racisme.
Passé les bons points économiques et sociaux distribués au fil de l'automne – Macron «m'a tout piqué, je vais demander des droits d'auteur», souriait-il début mars lors d'un débat devant les étudiants de l'Essec – Manuel Valls critique en creux l'absence de position forte (et connue) d'Emmanuel Macron sur la laïcité, réclamant «un acte fort, politique, à caractère symbolique» contre l'islam radical.
Entre les deux hommes, c'est le retour du «terreau», cette polémique née juste après les attentats de Paris en novembre 2015 quand le ministre de l'Economie de l'époque estimait que la France avait «une part de responsabilité» dans les événements, n'ayant pas assez pris en compte la dérive sociale des banlieues. «On ne combat pas le terrorisme islamiste grâce à l'économie ou grâce à la baisse du chômage», a répété Valls lundi, qui s'est fixé une mission : dessiller Emmanuel Macron et faire entrer le «combat culturel» dans l'arsenal présidentiel.