Que faisaient-ils, eux, lorsqu’ils avaient 11 ans ? C’est la question que se sont posée les élèves de l’Iseta, le lycée agricole de Poisy (Haute-Savoie), près d’Annecy, en entendant pour la première fois le récit de Khairollah Alemi, venu témoigner devant leur classe. C’est à cet âge-là que le jeune Afghan a fui son pays dévasté par la guerre, où la minorité hazâra chiite à laquelle il appartient subit la répression des Pachtouns comme des talibans. Son périple, d’une dizaine de milliers de kilomètres, finira par le conduire en Haute-Savoie. Un exil périlleux que les lycéens du bac pro aquaculture se sont mis en tête de raconter dans un livre.
A l'été 2009, Khairollah, dont les parents viennent de mourir dans l'explosion d'une mine, confie son frère de 7 ans à un voisin de son village de la province de Helmand (sud). Qui promet de s'en occuper comme si c'était son fils, tandis que Khairollah se résout à tenter sa chance en Iran, pour «trouver un endroit plus en sécurité» où son frère pourra le rejoindre, raconte-t-il. Une nuit, il part sans bruit, sans prévenir, confiant son sort à des passeurs…
Il traverse les montagnes «avec juste [son] petit sac à dos, [sa] veste et deux trois trucs». Il arrive en Iran via le Pakistan. Cireur de chaussures, soudeur, serveur, maçon : à 12 ans, Khairollah a déjà exercé plusieurs métiers. Après plus de deux ans en Iran, où les Hazâras sont loin d'être choyés, l'enfant décide d'aller en Turquie. Il voyage entassé dans le coffre de voitures, la soute de bus, survit à des marches forcées dans des conditions climatiques terribles. Il est enfermé, parfois sans provisions, durant les étapes qui peuvent durer plusieurs semaines.
La peur et la faim
L'épuisement, le froid, la peur et la faim sont quotidiens. Il atteint Istanbul, puis Izmir, où les places sont chères pour s'entasser sur des canots gonflables douteux. A 13 ans, il passe trois semaines en prison, avant d'être relâché avec un certificat d'asile temporaire. Khairollah vit comme il peut de petits boulots, ses quelques billets «bien roulés et cousus dans [sa] ceinture pour éviter d'être racketté tout le temps», dit-il.
Deux ans plus tard, nous sommes en juin 2013, il accoste à Lesbos, en Grèce. Poussé dans l’eau par le passeur alors qu’il ne sait pas nager, il perd en mer ses derniers souvenirs, toutes les photos de sa famille. La police grecque finit par l’arrêter et reconduit l’adolescent à Istanbul.
Khairollah va retenter trois fois le passage en Europe par la Méditerranée. Un soir, il grimpe dans un camion qui s'embarque sur un porte-conteneurs. «Destination inconnue dans des conditions très difficiles, raconte-t-il. On s'est décidés à sortir alors qu'il roulait déjà sur une autoroute. […] Grosse frayeur en voyant le drapeau dehors, car il ressemblait beaucoup à celui du Pakistan. Mais on s'est rendu compte que c'était bien celui de l'Italie.»
Khairollah se trouve vraisemblablement dans le talon de «la Botte». Il prend le train pour Rome, puis Nice. Il vise Paris, mais ne dépasse pas Lyon. Il monte au hasard dans un wagon en direction d’Annemasse. Impossible de déchiffrer les panneaux, de demander son chemin, il ne comprend pas un mot de français. Dans la rue, il tombe enfin sur un homme qui parle farsi. Khairollah est pris en charge en tant que mineur isolé. Il est soigné de la gale, dort dans un foyer. Un dictionnaire farsi-français l’aide à se débrouiller. Il note des mots dans un petit carnet et les relit en boucle.
En septembre 2013, il retourne à l'école, qu'il a fréquentée en Afghanistan jusqu'à ses 9 ans. Il s'accroche. L'automne suivant, il commence à travailler en alternance à l'Iseta, près d'Annecy, dans le service maintenance du lycée. Il a le même âge que les élèves, mais un passé autrement chargé. «On a commencé à se raconter, entre profs, l'histoire impressionnante de ce môme qui apprenait à une vitesse incroyable, se souvient Aline Nevez, enseignante d'anglais et d'éducation socioculturelle. Je travaillais sur les migrations avec mes secondes bac pro aquaculture, j'ai proposé d'accueillir Khairollah à la prochaine séance.»
En une heure, il retrace quatre ans d'exil, la souffrance, la violence, mais aussi l'espoir. Et prend congé en s'excusant car du travail l'attend, un muret à édifier. «Mes jeunes, qui aiment bien faire les zouaves, étaient silencieux, bouche bée, bien remués», raconte Aline Nevez. Quelques semaines plus tard, ces élèves «aux copies parfois lunaires» décident de coucher sur le papier les pérégrinations du jeune Afghan. Ils n'acceptent pas de savoir le petit frère resté au pays. «Un livre, ça a un côté sérieux, ça peut aider», pensent-ils. Pendant des semaines, ils enregistrent l'histoire de Khairollah, qui loge dans l'internat du lycée. «Il nous racontait, on était stupéfaits. Il n'avait pas le même vécu, mais ça restait un ado comme nous», dit Adrien, 19 ans, qui a depuis obtenu son bac.
Plus tard, viendra la difficulté de mettre en forme ces tranches de vie. Des groupes se répartissent les pays traversés. «C'était un peu un coup de tête, on s'est ensuite rendu compte que c'était plus compliqué que ce qu'on pensait», reconnaît Raphaël, 19 ans. «Pour l'assemblage du puzzle, il fallait les extraire de leur quotidien, des cours, des notes», souligne Aline Nevez. L'enseignante embarque la troupe sur le plateau des Glières, haut lieu de la résistance, pour une résidence d'écriture de deux jours. Quand les garçons ne planchent pas, ils jouent au foot, parlent filles ou fringues. Khairollah, lui, doit réviser ses épreuves de CAP, qu'il obtiendra avec 12,5 de moyenne après seulement trois ans passés en France. A la rentrée 2016, l'apprenti est embauché en CDI à l'Iseta. Sa carte de séjour est renouvelée jusqu'en 2021.
Cagnotte
L'été dernier, il a pris le risque de retourner en Afghanistan, pour revoir son frère, Fayzollah. L'enfant de 7 ans est devenu un jeune homme de 15 ans. Avant de rentrer en France, l'aîné l'a installé dans une région plus sûre, lui a acheté une mobylette pour qu'il puisse se déplacer. «Après le plateau des Glières, on a loué un car pour passer une journée à l'imprimerie et voir les planches sortir des rotatives», raconte Aline Nevez. La première édition est «à sec en trois semaines», s'étonne encore la prof. Deux rééditions plus tard, 1 400 exemplaires ont été vendus. L'Iseta a cédé à Khairollah l'intégralité des droits de son Carnet d'exil.
La cagnotte est destinée à la venue de son frère. Khairollah pourrait solliciter un regroupement familial à condition d'avoir acquis la nationalité française. Or la procédure de naturalisation peut prendre des années, et le temps presse, puisque Fayzollah sera majeur dans deux ans - rendant le regroupement encore plus hypothétique. «On est en train d'écrire à tout le monde, au préfet de Haute-Savoie, au président de la République, c'est un peu la lettre au père Noël», espère Aline Nevez. «Ma maison, c'est ici aujourd'hui, c'est comme si j'étais né à Annecy», dit Khairollah. Une renaissance qu'il lui tarde de partager avec son frère.