Dans la petite foule agglutinée devant le Dépôt, club historique de la communauté homosexuelle parisienne, il y a, ce premier soir de mars, de tout pour faire un monde : un garçon très maquillé, fier d'être «sur la liste», deux jeunes filles sages qui n'ont pas encore franchi la barre des 20 ans (et qui ne rentreront pas), des modeux de passage, un couple de jumeaux lookés street, un quadra replet coiffé d'une casquette pailletée. Tout d'un coup, au bout de la file, apparaît une paire de fesses frêles et pâles, affublées d'une culotte portée en string. Il est minuit, il fait un froid de canard, et le jeune homme légèrement vêtu n'a vraisemblablement pas envie de payer le vestiaire. Le trottoir de la rue aux Ours, dans le IIIe arrondissement de Paris, s'apprête à voir affluer plusieurs centaines de personnes attirées par la Toilette, rendez-vous mensuel ouvert aux hommes, aux femmes, aux transgenres. La soirée, très courue, organisée par une équipe extérieure à l'établissement, fête son premier anniversaire au Dépôt, où on a peu l'habitude de voir un tel mélange de genres.
Dans cette institution des nuits gays, ouverte à la fin des années 90 à la frontière du Marais et des Halles, les femmes se font généralement rares. Anna Margarita Albelo dite La Chocha, cubano-américaine aujourd'hui réalisatrice, a pourtant longtemps officié à la direction artistique de l'endroit. Mais si les femmes ont depuis toujours accès au bar et au dance-floor du rez-de-chaussée, l'espace «cruising» situé au sous-sol (le plus vaste de France, dit la légende) leur est formellement interdit. Dans le jargon homo, le «cruising» évoque un lieu, public ou privé, où les hommes s'envoient en l'air entre hommes. Celui du Dépôt est célèbre. Le sexe y est consommé dans une backroom (une salle sombre dotée ici d'une cage), et une dizaine de cabines, certaines avec «glory hole», qu'on ferme ou pas et qui sentent plus le poppers que la rose.
Seins nus et crâne rasé
Cette nuit, pour la première fois de son histoire, le club permet exceptionnellement aux femmes de descendre dans cette partie immergée de l’iceberg dédiée au sexe. Mais si la Toilette a réussi à faire tomber une barrière, elle reste symbolique. L’entrée des cabines est barricadée par de grandes plaques de carton, et un videur qui n’a pas l’air commode veille à ce que personne ne tente un passage. La direction craint deux choses : une éventuelle agression sur la gent féminine et la fuite de ses clients habituels qui ne souhaitent pas vraiment «se distraire» en compagnie des femmes. Ceux-là ont été invités à se retrouver au sauna de la maison, un peu plus loin sur le boulevard Sébastopol.
Au cœur du club, tout est sombre et rouge. L'atmosphère est chargée, habitée par les milliers de nuits qui ont précédé celle-ci, à l'instar du Palace, club mythique de la rue du faubourg Montmartre, dont on fête les 40 ans et qui a rouvert en partie cet hiver. Au pied des escaliers du Dépôt, on bute dans un long garçon filiforme au crâne rasé qui porte une combinaison en skaï agrémentée d'une minuscule fermeture éclair au niveau des fesses. Une fille se promène seins nus sous un top en résille. Des créatures très habillées sont venues se mêler à la foule. Kissy Bang Bang, drag queen et «chef de projet dans la journée», dépasse tout le monde d'une tête. Grande blonde avec choucroute, faux cils, minirobe et cuissardes à talon, elle assure être bien accueillie ici, comme «partout en général». Sur les murs, des écrans de télévision diffusent des pornos gays auxquels personne ne semble vraiment prêter attention. Trois jeunes moustachus discutent avec, en arrière-plan, des films où des messieurs mettent des doigts dans d'autres messieurs.
«S’enculer, c’est dégradant ?»
Tout se déroulait dans le meilleur des mondes jusqu'à ce que Michel, le directeur artistique du Dépôt, n'intercepte notre photographe. Notre présence gênait clairement. Michel «j'ai-un-master-en-communication-du-Celsa» n'avait pas confiance. Michel «je-les-connais-les-journalistes» savait ce que c'était qu'une com bien maîtrisée. Michel a donc décidé de nous accompagner partout où nous allions pour veiller à ce qu'aucune «photo dégradante» ne soit prise, disait-il. On a tenté un : «S'enculer, c'est dégradant ?» Nous n'avions pas le même humour, avec Michel. Le responsable des lieux a préféré nous préciser pourquoi l'ensemble de l'établissement n'était pas, jusqu'ici, accessible à toutes : «C'est la première fois que nous ouvrons le sous-sol aux femmes. A l'avenir, l'accès sera autorisé aux filles une fois par an. Le Dépôt est un club où l'on consomme du sexe et où les questions de sécurité du public doivent être prises très sérieusement car en cas de problème, nous risquons la fermeture administrative». Michel rappelle que «l'ancienne génération a connu une époque où il était très compliqué de faire des rencontres homosexuelles, mis à part dans des lieux comme le nôtre. La société était beaucoup plus fermée. Les jeunes gays n'ont pas cette conscience. Il y a un décalage.»
Ces «jeunes» qui seraient moins attachés à leur pré carré, c'est Simon, 35 ans, scénariste, homo tendance «vanilla» («parce que je suis soft», détaille-t-il), une seule boucle d'oreille, le torse nu sous son costard et des talons à paillettes roses, qui a tenu à venir avec une amie parce que le club était, pour une fois, entièrement ouvert aux deux sexes. «Je n'aurais jamais porté ces chaussures dans une soirée gay classique. Le milieu homo français est fermé et pas très tolérant. C'est devenu un ghetto avec des mecs bodybuildés en marcel qui ne s'amusent pas. Ça manque de mélange. Mais la nouvelle génération de mecs gays n'est pas conditionnée de la même façon. On n'a pas besoin d'étiquette. Tout le milieu LGBT est plus ouvert, même si à Paris, il y a encore très peu de soirées comme celle-ci, mis à part celles du Rosa Bonheur [bar du parc des Buttes-Chaumont, ndlr].»
«Ça reste un lieu de sexe»
Longtemps basés à Berlin, Victor, 32 ans, et Clément, 29 ans, les fondateurs de la Toilette, ont voulu installer leur soirée au Dépôt pour son aura sulfureuse et pour tenter de décloisonner les nuits gay. Le couple a âprement milité auprès de la direction (Michel) pour que les femmes et les trans puissent avoir accès à l'ensemble du club. «On a constaté qu'à Paris, la nuit était très fermée, explique Victor. Chacun est dans son coin, les queer, les cuirs, les amateurs de techno, d'autres plus mode. Ça nous a marqués quand on est rentrés de Berlin où le mélange se fait beaucoup plus simplement. A Paris, on allait à des fêtes gay où les filles qui faisaient trop hétéro étaient interdites alors qu'aujourd'hui, tout le monde joue avec les genres. A la Toilette, on voit des pro-latex, des mecs lookés bad boy un peu banlieue, de vieux couples, de gros bears [homos costauds et barbus] côtoyer des filles en soutien-gorge ou seins nus qui savent que personne ne viendra les ennuyer. Il y a une certaine culture queer [non hétéronormée] qui se répand. La clientèle que nous accueillons est hyper créative, libérée, sensuelle. Mais il faut savoir que venir au Dépôt, c'est sérieux. Ça reste un lieu de sexe.» Ce que souligne aussi Jacques, la petite cinquantaine. Coiffeur de son état, il vient régulièrement au Dépôt pour son sous-sol. Lui trouve plutôt légitime que les filles n'y aient pas accès. «C'est un lieu chaud, voire dur. On voit des pratiques très crues. Il y a quelque chose de pasolinien dans cet endroit. Les mecs entre eux n'ont pas les mêmes mœurs que les hétéros. On vient baiser, parfois on ne se parle même pas. Je vois mal des femmes se promener là-dedans ou alors il faut qu'elles soient très averties, préparées.»
Sur ces bonnes paroles, Michel «la bride» s'est rappelé à notre bon souvenir. Les interviews devaient cesser. L'appareil photo disparaître, les téléphones (sic) être rangés au vestiaire. Et Michel de se faire moins sympathique : plus de sous-sol, plus de rez-de-chaussée, ça ressemblait à une mise à la porte. Cruel monde de la nuit.