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Libération
Mai 68

Impressions durables

Parfois salement récupérée, l’imagerie politique de Mai 68 a laissé une marque profonde. Le militantisme graphique perdure et se réinvente à travers divers collectifs et affichistes.
«JE...DONC NOUS...», à Nuit debout, le 2 avril 2016. (Photo Le Collectif Ne Rougissez Pas !)
publié le 30 mars 2018 à 17h46

Printemps 2013, la France devient le quatorzième pays au monde à autoriser le mariage homosexuel. Dans la rue, les invectives battent le goudron, la Manif pour tous brandit ses pancartes. Sur l'une d'elle, une image familière, celle d'une usine rose en pictogramme, accompagnée de ces mots : «On veut du boulot, pas du mariage homo.» La forme est efficace, elle «parle» immédiatement. Normal, elle appartient en fait à un vocabulaire graphique bien ancré dans notre inconscient collectif. Le picto de cette cheminée d'usine d'où s'échappe de la fumée date initialement de 1968. L'image est née de l'effervescence collective et militante de l'Atelier populaire des Beaux-Arts de Paris - mêlant étudiants de l'école mais aussi des Art-Déco. Une appropriation donc, ou récupération, que commentait ainsi le théoricien Bruno Perreau dans son ouvrage Qui a peur de la théorie queer ? : «Faute d'arguments en faveur du mariage pour tous comme dispositif de solidarité économique, les mouvements d'opposition à la loi purent facilement prétendre défendre les sans-voix et mobiliser pour ce faire une imagerie directement issue des combats ouvriers et syndicalistes. […] Durant les manifestations, de nombreux enfants furent habillés en Gavroche, symbole de l'enfance abandonnée dans les Misérables. […] C'est avant tout le symbole qui compte, et la possibilité d'emprunter à la gauche l'image du peuple en souffrance.»

«CRS SS»

Le cas est loin d'être isolé. Régis Léger, alias Dugudus, jeune graphiste engagé, affichiste et illustrateur rappelle entre autres le cas Leclerc : en 2005, l'hypermarché a détourné l'imagerie 68 pour vanter son système marchand, reprenant alors l'affiche célèbre du «CRS SS» et son bouclier, laquelle se voit rayée d'un code-barres en lieu et place des deux S, pour entonner «la hausse des prix oppresse votre pouvoir d'achat». Dugudus soupire : «C'est aussi de notre faute, aux militants de gauche qui avons délaissé cette culture graphique pendant des années, la laissant sans surveillance se déverser à tort et à travers dans le domaine public.»

Classique phénomène de récupération et de digestion par le capitalisme des outils jadis édifiés contre lui. Il offre néanmoins l'occasion de s'interroger sur la façon dont l'icono militante des années 70 a voyagé jusqu'aujourd'hui. Loin des détournements décomplexés, décontextualisés et fallacieux, une frange du graphisme actuel continue de faire vivre ardemment l'héritage visuel de Mai 68. En plaidant pour davantage d'éducation à l'image. «Il faut penser les formes anciennes, les retravailler, connaître leur histoire, les remettre au goût du jour et ne pas les laisser se faire gober à tout-va», reprend encore le graphiste de 30 ans.

Codes

Heureusement, «l'héritage Grapus est un des exemples les plus forts» en matière de résistance visuelle. Et il perdure. En effet, en 68, au sein de l'Atelier populaire des Beaux-Arts s'activent quelques amis de promo des Arts-Déco ; ceux-ci forment en 1970 Grapus (contraction de «crapule stalinienne», crap-stal et de «graphiste»). Le collectif (Pierre Bernard, François Miehe, Gérard Paris-Clavel, Jean-Paul Bachollet et Alex Jordan), rejoint par de nombreuses forces qui participent à l'aventure politique, est une référence majeure du design graphique militant, d'une influence précieuse pour les graphistes d'aujourd'hui. «Pourtant, rares sont les expositions qui lui ont été consacrées», confirme Véronique Marrier, cheffe du service «design graphique» au Centre national des arts plastiques (Cnap). Heureusement, il a tout de même bénéficié d'une première rétrospective à l'Usine de May l'été dernier à Thiers (Puy-de-Dôme), ou encore d'une belle visibilité la même année dans l'exposition «Internationales graphiques, collections d'affiches politiques 1970-1990» à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine-Hôtel national des Invalides.

Grapus impulse en France la notion de «graphisme d'utilité publique» : concevoir des objets graphiques lisibles, informatifs, éthiquement engagés, capables de maintenir l'esprit critique alerte face à la loi marchande. Des codes et motivations héritées du surréalisme polonais circa 1960 et du travail graphique d'Henryk Tomaszewski. Dans les années 70, survient ce que Pierre Bernard - l'un des fondateurs de Grapus disparu en 2015 - appelle «le doux poison de la publicité». Le foisonnement des images commerciales envahit rues et couloirs de métro, les commandes publicitaires en amènent certains à s'improviser «graphistes» en devenant de simples exécutants qui répondent aveuglément aux commanditaires, allant à l'encontre du projet Grapus qui préfère «annoncer» par l'image plutôt que de «vendre» avec.

Un projet toujours d'actualité, que Pierre Bernard lui-même commentait dans un entretien publié par Télérama en son hommage : «Les graphistes français se situent dans la culture et pas dans la publicité. Grapus, c'est sans pub. Dans le fonctionnement des échanges à travers les signes, il y a forcément un usage qui entraîne la plupart des gens vers les stéréotypes. […] Mais immédiatement, parce que vous êtes un individu créatif, et que vous vous adressez à un individu qui va l'être, puisqu'il est en communication avec vous, alors vous pouvez le rendre créatif en cassant le stéréotype. Pour lui montrer que la communication est de la matière vivante, et que le code, c'est de la merde.» Un des exemples phares de Grapus serait son travail mené pour le Secours populaire en 1981 : bleu, blanc, rouge, une main tendue, ailée, façon simili-Cocteau. Un logotype en soi.

Chaque force issue de Grapus est, depuis, devenue la bouture d'un autre collectif. Alex Jordan avec Ronit Meirovitz et Anette Lenz fondent Nous travaillons ensemble en 1989. Gérard Paris-Clavel avec Vincent Perrottet cocréent en 1990 les Graphistes associés, puis il rejoint Ne pas plier en 1991. En 2009, Perrottet réalise de son côté une affiche qui annonce : «Travaille d'abord, tu t'amuseras ensuite.» En filigrane, les lettres blanches nous font lire un second refrain : «Va d'abord t'amuser.»

Réinvention

Aujourd'hui encore, l'aura Grapus inspire bon nombre de graphistes. Véronique Marrier s'en réjouit : «Le potentiel de la jeune génération est incroyable. Les jeunes graphistes utilisent leur travail comme un outil de médiation, de sensibilisation pour le public. Ils souhaitent partager de plus en plus, se déplacer afin de montrer qu'être graphiste est un vrai métier à prendre en compte, et ainsi se démarquer des publicitaires.» Elle évoque le travail de Stéphane Dupont, lors de Nuit debout. Celle-ci traçait place de la République à Paris des lettres avec des pinceaux, des feutres, du papier, et questionnait les mobilisés sur la nécessité d'avoir des enseignes, pancartes… Sur cette même place, le graphiste Sébastien Marchal a donné rendez-vous sous un arrêt de bus, il distribuait du matériel, des autocollants, des affiches.

Quant à Dugudus, formé à Estienne - tout en militant aux Jeunesses communistes - aux Gobelins et à La Havane, il plaide pour une réinvention de l'imagerie politique : «Avant de créer des images, il faut avoir ce désir naturel de s'engager. Je le vois avec mes stagiaires de temps en temps, ils ont ce réflexe de vouloir traiter un sujet par l'aspect esthétique mais en négligeant quelque peu le contenu. Alors qu'être graphiste social, c'est maîtriser son sujet.»

Pour la quinzaine antiraciste et solidaire 2016 de la ville de Saint-Denis, il peint un enfant pris au piège de trois bouées - celles-ci recevant plusieurs autocollants de pays comme «GB» pour Grande-Bretagne, «NL» pour Pays-bas. L'image sensibilise à la cause des migrants fuyant la guerre et utilise la figure d'Aylan, l'enfant retrouvé mort en 2015 sur une plage turque, une image virale qui a fait le tour du monde. Le dessin ainsi numérisé devient affiche de rue. Autre combat pour Act Up-Paris : il esquisse un cow-boy qui surmonte un pénis comme un cheval, en ne tenant pas une bride mais un préservatif (lire ci-dessous) : «Lutter contre le sida reste un sport de combat.» Une affiche diffusée gratuitement via le bulletin d'information Réact'Up.

Outils

Collectif formé par des étudiantes de diverses écoles d'art, Ne rougissez pas est un autre exemple éloquent de graphisme militant contemporain. Entre autres interventions, celle de Nuit debout en 2016 avec le projet «Je… donc nous…». Elles se baptisent «les Ouvreuses», s'équipent chacune d'un petit châssis de sérigraphie portatif et impriment des feuillets adhésifs avec un texte à trous. Les manifestants ajoutent aux feutres leurs propres mots tels que : «Je marche, donc je lutte.» Un mouvement très «grapusien» en somme.

Fin 2016 début 2017, elles mettent en place le projet «Ma ville et moi» avec la maison de quartier des Quatre-Chemins à Pantin. Julia Chantel, l'une des fondatrices du collectif, explique : «On défend une qualité d'outils et d'interventions dans chaque lieu où l'on se rend. On parle de nos références : Ne pas plier, Grapus, etc. On a chacune des savoir-faire qui sont liés au graphisme, à l'illustration, à l'installation, au bois, la vidéo. Mais ce travail n'est pas "à nous", il faut que ça puisse s'hybrider aux interventions des personnes que l'on rencontre.» Penser le graphisme en termes de collectif, réactualiser savamment les codes d'hier, rendre apparent le processus de création, inventer les outils d'une réelle éducation aux images. Histoire de donner des visages aux luttes qui, si elles n'étaient pas visuellement soutenues, risqueraient d'être perdues de vue.

«Sous les sables les pavés !» au Phare boréal des Sables-d'Olonne (Vendée), du 19 avril au 31 mai, réunira Ne rougissez pas, Nous travaillons ensemble, Dugudus, Isabelle Jégo, Sébastien Marchal, Michel Quarez et Clément Valette.

«Affiches en lutte» de Dugudus, du 23 au 31 mai au Point éphémère à Paris.