Il faudra au minimum trois escadrons, deux hélicos et un lasso pour capturer Paul Blineau, 84 ans, le doyen de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. En 1963, ce membre de «Paysans en lutte» plante les premiers drapeaux autour de ces prairies vouées au béton d’un aéroport - époque où le gouvernement imaginait le Concorde se poser dans la campagne au nord de Nantes.
En 2012, alors que les travaux semblent imminents, il est encore un maillon indestructible des chaînes humaines face aux CRS. Après ce samedi soir, fin de la trêve hivernale et début possible des expulsions, le «Vieux Paul» fera toujours obstacle de son corps. «Pour défendre la terre nourricière», dit-il.
Vaches taguées
A Notre-Dame, il «est l'un des premiers à avoir compris qu'il fallait massivement occuper le terrain», éclaire un jeune zadiste. Blineau se méfie autant des flics que du gouvernement - qui a fini par renoncer à ses pistes d'avion le 17 janvier, mais qui menace toujours d'évacuer la ZAD par la force - ou encore de certains agriculteurs trop mous à son goût, des «lâcheurs», des «traîtres». Il rassure les zadistes : «Moi, je reste.» Et c'est peut-être une des armes les plus redoutables de la ZAD.
Affûté par l'action : vaches taguées de slogans marxistes, tracteurs-béliers lancés pour sauver des paysans endettés, «tapisserie des proprios de terres rentiers arrachée»… Blindé par les coups : un nez cassé et des contusions par palettes entières, six mois de taule - pour avoir brûlé un dossier dans une administration publique -, sa propre ferme incendiée en 1997, beaucoup de défaites, peu de succès.
«Attention, Paul est un malin, se marre le fils d'un copain. Il avait une technique imparable pour rentrer au Crédit agricole : il portait un enfant dans les bras, on le laissait entrer et, ensuite, il disait "maintenant, on va discuter".» Dans les années 60, les banques mettent les champs sous hypothèque. Qui servent à des complexes immobiliers ou à de nouvelles exploitations agricoles productivistes. La FNSEA glisse vers le Grand Capital (elle ne l'a pas toujours été ; Blineau se rappelle qu'il siégeait à la section départementale mais que, déjà, il refusait de reverser les cotisations de ses membres à Paris, pas assez protecteur des paysans selon lui.)
Apparition des pesticides. «Nous, on ne courait pas trop après les produits, dit Paul Blineau. On s'en sortait avec l'entraide. A trente, on désherbait le champ d'un copain. Le lendemain, on allait chez quelqu'un d'autre.» Les paysans deviennent moins nombreux mais leurs exploitations plus grosses. Les feux de la Saint-Jean, les flammes de la révolution : tout s'éteint.
Traces de guerre
Le «vieux Paul» repense parfois à ses parents. Deux vaches et deux hectares : «Ils devaient tout donner en fin d'année au proprio dans son château.» Il a été élevé aux bitures et boutures des Jeunesses agricoles catholiques. Les JAC refont le monde le soir, les récoltes le lendemain. Au fil de ses révoltes, Blineau a été chrétien, vaguement maoïste, adhérent au PSU (trente ans), anarchiste et abstentionniste. Aujourd'hui, il est zadiste. Quoi qu'il n'aime pas les «istes» : «Dites "paysan", ça suffira.»
A mi-temps, le doyen résiste encore dans une ferme squattée de la ZAD. L'autre moitié de la semaine, il habite un trois-pièces à Couëron, dans la banlieue de Nantes. Les 1 600 euros de sa retraite et de celle de sa femme partent dans les luttes. Ses carottes et ses navets dans le panier des migrants affamés, des étudiants et ouvriers en grève. «Il faut rester uni. C'est comme ça qu'on a gagné. Que ce soit à Mai 68, au Larzac, au Pellerin et au Carnet», deux projets abandonnés de centrales nucléaires le long de la Loire Il se rappelle de la CGT le dégageant d'une manif. Des paysans lui reprochant de parler à la CGT. Et puis il dit : «On est tous dans la même merde, non ?»
Notre-Dame-des-Landes fut l'un de ses premiers combats. Ce sera peut-être le dernier. Il donne son énergie aux jeunes et les aide pour les récoltes. «Avec eux, j'ai découvert un nouveau truc, c'est la permaculture. Une nouvelle façon de cultiver la terre. Ça marche assez bien, à condition de faire attention aux restes de grenades.» L'opération César a laissé des traces de guerre à travers champs.
Certains jours, Paul emmène avec lui sa femme Denise, pour la guérir. «Elle a Alzheimer. Elle ne comprend pas les enjeux, mais ça lui fait du bien d'être dans la ZAD.» Il attend que cette société alter bâtisse sa maison intergénérationnelle, où on s'occuperait dignement des vieux et des enfants. Ce serait le dernier coup de poing de Paul Blineau : «J'irai libérer mes copains de 68 qui sont dans les Ehpad de Nantes et je les mettrai dans la ZAD.»