En cette veille de long week-end pascal, un étonnant huis clos se joue dans le wagon-bar du train de 10h56 à destination de Rennes. Charles, Jean-Baptiste et Catherine ne se connaissent pas mais partagent la même inquiétude : si ce train roule bien en direction de Rennes, qu'en sera-t-il de celui qui les ramènera à Paris à la fin du week-end ? Une grève reconductible doit débuter lundi à 19 heures, pile au moment du pic de voyageurs. Alors tous souhaitent nous parler de leur cas personnel en commandant leurs boissons. Charles, le premier des clients, se veut philosophe : «J'ai un billet aller, mais je ne sais pas comment je rentre. Peut-être que je ferais du stop.» Face à notre mine étonnée d'imaginer cet homme de 65 ans pouce tendu sur le bord de l'A11, il précise : «Les gens ont peur de tout, aujourd'hui. Je suis pour la révolution et ça pourrait bien arriver avec le mouvement des universités.» Jean-Baptiste, lui, a décidé de rentrer plus tôt avec ses deux enfants pour ne pas être bloqué. Catherine, partie voir de la famille en Bretagne, en fera de même.
«Gâteaux bretons»
Au cours de cette grève à venir, le soutien ou le ras-le-bol des usagers sera un élément important. On pourrait les penser inquiets, les imaginer pester contre les retards ou les billets trop chers, mais la réalité est plus complexe. La SNCF, l'une des dernières entreprises publiques de France, est un peu comme un bibelot qui trône sur la cheminée du salon. Elle appartient à la famille et chacun y projette ses idées ou ses fantasmes. Jean-Baptiste se décrit par exemple comme un chef d'entreprise «qui redresse le train d'autres entreprises». Il a une idée pour améliorer la situation économique de la SNCF : faire des wagons-bars un atout commercial. «Quand on descend dans le Sud, on met des produits du sud. Quand on va en Bretagne, des crêpes ou des gâteaux bretons. En descendant, on les offre en cadeau. Les régions, ça fait vendre, c'est ça que les gens veulent.»
S'il pense que certaines choses doivent évoluer au sein de la SNCF, il juge l'ouverture à la concurrence trop extrême. Il nous montre sur son téléphone une vidéo qu'il a tournée, intitulée «quand la SNCF déraille». Lorsqu'il a pris le train il y a un mois, le retard à l'arrivée était si important que la compagnie lui a transmis un bon d'achat en guise de remboursement. Seulement, celui-ci ne fonctionnait pas : il a donc passé 45 minutes avec un opérateur au téléphone. Amusé, il a filmé son appareil en haut-parleur et posté le résultat sur YouTube.
«Pipeau»
Catherine, une quarantenaire accoudée non loin de là un livre à la main, se dit «libérale» et donc «contre les grèves et les avantages». Pour cette cadre dans la finance, tout juste licenciée, le manque de flexibilité des cheminots affecte l'entreprise. «Je pense que l'on devrait pouvoir changer de métier facilement, et qu'on devrait le faire souvent». Elle ne se dit pas pour autant favorable à l'ouverture à la concurrence, qui pourrait déprécier le service : «On a besoin que ce soit plus humain», précise-t-elle en expliquant avoir raté le train précédent parce que les nouveaux portiques électriques de la gare Montparnasse ne la laissaient plus passer. Charles, lui, se veut beaucoup radical : pour ce royaliste anarchiste, comme il se décrit, l'ouverture à la concurrence n'est qu'un nouveau «pipeau» de «l'Europe des consommateurs». Ce compositeur sexagénaire souhaite se battre pour le maintien des lignes régionales, «c'est tout ce qui compte, le reste je m'en fous». Tous les trois comprennent néanmoins que les cheminots puissent faire grève. «Et c'est bien qu'on puisse le faire», ajoute Jean-Baptiste.
A quelques minutes de l'arrivée en gare, chacune des personnes présentes a eu son temps de parole pour exprimer ses doléances. Excepté Pierre, qui tient le bar et réclame lui aussi de pouvoir s'exprimer. Nous l'interrogeons naïvement sur la possible disparition de son métier dans les nouveaux TGV d'Alstom, il n'était pas au courant. Stupeur alors : sommes-nous en train de lui apprendre que son métier pourrait ne plus exister dans un avenir proche ? Il rougit, panique, cherche une réponse sur son téléphone et finit par nous laisser son numéro sur un bout de serviette SNCF afin d'obtenir plus d'informations alors que le train entre en gare. Charles, lui, nous quitte l'air satisfait : «Eh bien, je vous remercie. Ça m'a fait du bien de vous parler.»