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Libération
Récit

Les moines de Tibéhirine bientôt béatifiés en terre d’islam ?

Le Vatican souhaite que la cérémonie en l’honneur de 19 religieux tués durant les années de plomb ait lieu en Algérie, un choix symbolique.
Les sept moines de Tibéhirine enlevés et assassinés en 1996, ici en 1994. (Photo la Voix du Nord. Sipa)
publié le 3 avril 2018 à 20h06

Il faut beaucoup de doigté et de sens politique pour gérer cette affaire : la béatification prochaine de 19 religieuses et religieux catholiques assassinés en Algérie entre 1994 et 1996, parmi lesquelles les sept moines de Tibéhirine. «C'est une affaire délicate», confirme à Libération l'archevêque catholique d'Oran, Jean-Paul Vesco. D'ores et déjà, il semble plus que vraisemblable que la cérémonie ait lieu - c'est en soi un événement - en Algérie, à la cathédrale d'Oran. Les autorités algériennes, selon Jean-Paul Vesco, ont donné leur feu vert à la mi-mars. Toutefois, Alger ne souhaite pas le confirmer pour le moment, signe de l'aspect très sensible de cette affaire.

Emblème

Outre les moines de Tibéhirine, cette béatification concerne l’archevêque d’Oran, Pierre Claverie, tué dans un attentat en août 1996 et des religieux, des Français pour la plupart, très investis aux côtés de la population algérienne et dans le dialogue avec l’islam. Les franges les plus conservatrices du christianisme, très hostiles à l’islam, auraient préféré que la béatification ait lieu à Rome ou en France, une manière de lui donner plus de lustre. Mais surtout d’imposer une «lecture» de ces assassinats qu’elles considèrent comme l’emblème de la persécution des chrétiens par l’islam radical. A Oran, la cérémonie sera modeste. Et fédératrice. Bien plus qu’en France ou sur la place Saint-Pierre à Rome.

«Cela nous permettra d'y associer toutes les victimes algériennes de ces années-là, tout particulièrement le jeune chauffeur de Pierre Claverie, Mohamed Bouchikhi, tué lui aussi dans l'attentat», explique Jean-Paul Vesco. L'archevêque d'Oran rappelle que plusieurs milliers d'Algériens ont été les victimes du terrorisme islamiste, parmi lesquels une centaine d'imams. «Ce n'est pas l'identité de ceux qui ont assassiné ces religieux qui compte, plaide de son côté Armand Veilleux, proche des moines de Tibéhirine et numéro 2 de l'ordre des trappistes lors du drame, qui a suivi l'affaire de bout en bout. Chacun de ces religieux avait fait le choix de partager la vie de la population algérienne et de ne pas l'abandonner pendant ces années-là.»

Pour l'heure, l'enquête n'a toujours pas établi qui étaient les responsables de l'enlèvement des moines de Tibéhirine, dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, et de leur assassinat. Le dernier rapport d'experts, remis en février, confirme plusieurs hypothèses, comme la décapitation post-mortem des moines et un décès antérieur à celui annoncé en mai 1996 dans une revendication du Groupe islamique armé. A ce jour, la date de la béatification n'est pas arrêtée, signe que les discussions sont toujours en cours. C'est à la secrétairerie d'Etat au Vatican (l'équivalent des services du Premier ministre et du ministère des Affaires étrangères) de prendre un décret pour fixer la date et le lieu de la cérémonie. Le porte-parole du Vatican, Greg Burke, a répondu à Libération qu'il était peu probable que «cela intervienne très rapidement».

«Aller-retour»

Quant à un déplacement du pape François en Algérie, Greg Burke reste évasif. C'est pourtant, selon des sources catholiques informées, une hypothèse très vraisemblable. «Ce qui est envisagé, c'est un aller-retour du pape dans la journée, afin qu'il procède lui-même à la béatification», explique un proche du dossier. Pour ce faire, une invitation en bonne et due forme, formulée par les autorités algériennes, doit être adressée au pontife romain, en sa qualité de chef d'Etat. Plus que discrets sur cette question, le Vatican et Alger ne disent rien sur les discussions en cours. En septembre, les évêques d'Algérie ont rencontré le pape. Jean-Paul Vesco confirme qu'à cette occasion la question d'une visite en Algérie a été abordée. Prudent (ce qui n'est pas toujours le cas), François n'a pas confirmé sa venue, ni ne l'a démentie.

A plusieurs reprises, et spécifiquement lors de son voyage d'avril 2017 en Egypte, le chef de l'Eglise catholique, promoteur du dialogue entre les religions, a martelé que la violence religieuse n'était pas l'apanage des milieux musulmans, et qu'islam ne rimait pas avec terrorisme. Même s'il répète qu'«une troisième guerre mondiale, par morceaux» est en cours, dans laquelle il intègre les ravages du capitalisme sauvage, François s'insurge fréquemment contre l'idée du choc des civilisations, et d'un affrontement entre l'islam et la civilisation occidentale.

C'est bien le message que l'Eglise souhaite transmettre à travers la béatification des 19 religieux assassinés. «Je trouve que c'est très symbolique que l'on ait retrouvé seulement les têtes des moines de Tibéhirine, commente Armand Veilleux. Cela veut dire que leurs corps demeurent dans la terre d'Algérie aux côtés des autres victimes de cette période.»