Que s'est-il passé à Lunel pour qu'une vingtaine de jeunes prennent la route du jihad, entre 2013 et 2014 ? Depuis jeudi, cinq membres de ce groupe, décrit dans le dossier d'instruction comme ayant ,«créé les conditions d'une émulation jihadiste collective» comparaissent devant la 16e chambre correctionnelle du tribunal de Paris. Les quinze autres (copains, frères, femmes ou connaissances) sont restés sur place ou, pour huit d'entre eux, sont morts au combat Des départs «en disproportion» avec les 25 000 habitants de cette petite ville, avait souligné le tribunal à l'ouverture du procès. Au deuxième jour d'audience, les juges se sont intéressés aux seuls prévenus s'étant rendus en zone irako-syrienne : Adil B. et Ali A.
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«Rendez-vous au paradis»
«Tout le monde admirait les gens qui partaient là-bas, cela donnait envie», selon un jeune Lunellois, dont le tribunal rapporte les propos en introduction. Adil B. est l'un des premiers à s'envoler, le 27 novembre 2013. Debout dans le box, l'homme de 39 ans, qui a délaissé son maillot du PSG de la veille pour un pull gris clair, affirme qu'il voulait «aider la population» et «pacifier une zone de combat». Perplexe, la présidente lance : «Ce n'est pas la première fois dans ce tribunal qu'on nous dit partir pour aider la population syrienne !» Adil assure qu'il ne comptait pas combattre. Quelques jours avant son départ, il donnait néanmoins «rendez-vous au paradis» à son père.
En Turquie, le trentenaire retrouve «une connaissance de la mosquée», Karim B., le premier Lunellois à être parti sur zone. Adil le rejoins une semaine après, afin de ne pas «éveiller les soupçons». «Les soupçons de qui ?» Pas de réponse. Comme il est de coutume, les jeunes hommes se voient retirer leur passeport dès leur arrivée. La présidente poursuit : «Ça ne vous semble pas bizarre ? Ce n'est pas très accueillant.» «Je me suis dit que ça faisait partie de la politique de la maison», répond le prévenu, suscitant quelques rires du public.
Des difficultés «d’ordre surnaturel»
Très vite, le séjour dans la katiba (unité de combattants) «Jaysh Mohamed» tourne court. Sur les trois semaines d'entraînement obligatoire, Adil n'achève même pas la première. Il rencontre des difficultés «d'ordre surnaturel» : il a le «souffle coupé», «les yeux révulsés»… C'était comme une «possession», dit-il. Le jeune homme participe à plusieurs séances d'exorcisme, en vain : on lui refuse le maniement des armes. Et «le possédé» se retrouve assigné aux tâches ménagères, à l'entretien des routes, à la cuisine… et à la cueillette des olives.
Le 16 janvier 2014, Adil rentre en France. Le prévenu assure avoir pris la fuite, que là-bas, sa famille lui manque, qu'il n'y a que «désolation». Le tribunal lui fait remarquer qu'il a pourtant pu récupérer son passeport. Au fur et à mesure de l'audience, le ton se tend. Adil esquive, montre des signes ostensibles de fatigue, d'agacement. «La question qui se pose est, contrairement à ce que vous dites, si vous n'avez pas envisagé de retourner en Syrie», souligne la juge, dubitative. Et de citer nombre d'écoutes téléphoniques enregistrées après son retour. Comme cet échange, à l'automne 2014, où Hamza M. annonce à Adil «la bonne nouvelle» de la mort de son petit frère Sabri et de Raphaël, un autre Lunellois. Ce dernier, qui soutient avoir voulu le réconforter, lui dit : «La vérité, faut être heureux pour eux.»
«Exfiltrer Karim»
Ali A., a eu plus grand peine encore à convaincre le tribunal. Malgré de nombreux éléments à charge, l'homme de 47 ans a, lui, réfuté s'être rendu en Syrie. Avant de partir, cet homme qui dit «ne pas croire en Dieu» vivait juste au-dessus du «Bahut», lieu de rendez-vous incontournable de la bande de Lunellois. C'est dans ce snack appartenant à Karim B. que se tenaient parfois les «assises» durant lesquelles on discutait «religion» et on priait. Chaque fin de semaine, Ali allait acheter «des tacos» au Bahut pour ses deux fillettes, qu'il appelle «mes petites reines», mais qu'il aurait exposées à des vidéos de décapitation et emmenées avec lui en Syrie.
Toute sa ligne de défense, poussive, a reposé sur la figure de Karim, mort sur zone en décembre 2014, et grand absent de l'audience. Si Ali s'est rendu début octobre 2014 à la frontière turco-syrienne ? C'est pour aider le jeune homme à rentrer en France. Ensemble, ils auraient monté un «mise en scène» pour «exfiltrer» le pionnier lunellois. Ali se faisait passer pour un aspirant djihadiste voulant rejoindre le front, puis récupérait Karim. «C'est vraiment un plan bien pensé», ironise la présidente, rappelant les foisonnantes écoutes téléphoniques où Karim se montre très enthousiaste. La veille, son petit frère Saad B., qui comparaissait libre, sous contrôle judiciaire disait à son propos : «Il laissait tout le temps le snack pour partir à la mosquée.» Emu, il assurait ne pas réussir à convaincre ce grand frère de revenir. Ce grand frère, qui lui répétait à lui, le musulman non-pratiquant : «Mets-toi à la prière, mets-toi à la prière.»
«Double-jeu»
Est-ce encore pour «convaincre» qu'Ali évoque des projets d'attentats avec un certain Abou Hamza, en décembre 2014 ? Une église, les Galeries Lafayette, la Tour Eiffel… «Cela fait partie de notre plan pour qu'Abou Hamza croit que je suis motivé», répète-t-il inlassablement, à chaque fois que le tribunal pointe un élément compromettant. Dans le box, l'homme s'empêtre dans ses explications, puis finit par s'emporter : «Je vais pas vous dire que je suis parti en Syrie pour vous faire plaisir !»
Un échange avec ce mystérieux Abou Hamza est particulièrement troublant : dans celui-ci, Ali laisse entendre qu'il «revenu en Turquie», où était restée sa femme. «Quand je lis ça, j'ai l'impression que vous êtes passé une première fois en Syrie, que vous êtes revenu en Turquie, et que là, vous essayez de repartir», insiste la présidente qui en regretterait presque de ne pouvoir poser directement la question au fameux Abou Hamza, cité à maintes reprises. «C'est vraiment dommage qu'on ne sache pas qui c'est!», déplore la magistrate, après avoir vainement tenté d'éclaircir son identité. Son nom ? «Je ne sais pas», dit un des prévenus. «Une description physique, peut-être ?» «Pas spécialement», dit un autre fermement.