Dans un long portrait qu’il consacrait à Elon Musk en 2012, le magazine Esquire s’interrogeait : le patron de Space X et de Tesla est-il un «visionnaire qui pousse les Américains à redevenir des explorateurs» ou bien un «homme si distrait par sa vision que son œuvre ne restera qu’une série de déceptions brillantes» ? Six années plus tard, l’énigme reste entière. Les premiers mois de 2018 ont déjà livré leur lot de signaux contradictoires. Le 6 février, Space X parvient à faire décoller sa nouvelle fusée, la Falcon Heavy, qui place un coupé Tesla rouge en orbite, avant de faire revenir sur Terre les propulseurs d’appoint, dans un ballet parfaitement synchronisé. Le tout retransmis en direct sur le site web de Space X, pour faire de cet éclatant succès technologique un coup de com de génie. Lundi, après avoir annoncé des pertes record pour 2017 (2 milliards de dollars), Tesla, l’entreprise de voitures électriques également propriété de Musk, a annoncé avoir suspendu, pour cause de problèmes industriels, la production de sa Model 3, cette berline milieu de gamme censée faire passer l’entreprise dans l’ère de la vente de masse. Une annonce qui risque d’entretenir la défiance des investisseurs, autour d’un constructeur qui s’était fixé comme objectif de révolutionner l’industrie automobile.
Elon Musk, pendant ce temps, continue de tracer son sillon. Voilà un homme qui construit des fusées (100 % américaines) pour aller sur Mars et qui s’efforce de faire de la voiture électrique (100 % américaine) un produit de consommation courante. Ses rares apparitions publiques tournent au show, mi-rock star, mi-gourou. En mars, c’est devant l’assistance du très réputé festival de musique et de nouvelles technologies «South by Southwest», dans la ville texane d’Austin, qu’il est venu se produire, causant intelligence artificielle et conquête de la Planète rouge. Et comme pendant ce temps-là, les Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) sont sous le feu des projecteurs, accusés, pêle-mêle, de faire peu de cas de la vie privée de leurs utilisateurs, d’influencer les élections en propageant des fake news ou de recourir allègrement à l’évasion fiscale… le mythe Elon Musk continue d’enfler.
L'homme se dit en mission : il veut faire de l'humanité une espèce «multiplanétaire», l'œuvre d'une vie déjà bien remplie, qu'il entend donc terminer sur Mars.
Musk voit le jour en 1971 à Pretoria, en Afrique du Sud. Mère diététicienne et mannequin, père ingénieur mécanique, et un divorce, en 1980. Elevé par son paternel, Elon en garde un souvenir douloureux. Il dit de lui qu'il est bon «pour rendre la vie des autres pitoyable», et s'est promis, avec la mère de ses enfants, que leurs rejetons ne rencontreront jamais leur grand-père. Gamin, Musk lit énormément, de la science-fiction (Asimov, Adams, Tolkien) mais aussi l'encyclopédie Britannica. Hypermnésique, il se met au code informatique. Son profil de geek dans la culture viriliste du régime d'apartheid lui vaut pas mal de problèmes. Il est souvent passé à tabac par les brutes du lycée, mais il encaisse. En classe, il se fait remarquer par sa critique des énergies fossiles et son dessein de coloniser d'autres planètes.
Musique et alcool à volonté
En 1989, grâce au passeport canadien de sa mère, il traverse l'Atlantique et s'inscrit à l'Université Queen's, dans l'Ontario. Le jeune homme, qui étudie l'économie et la physique, rejoint ensuite la fac de Pennsylvanie, où il vit en colocation avec un dénommé Adeo Ressi. Dans la très complète biographie (1) qu'il a consacrée à Elon Musk en 2015, le journaliste Ashlee Vance fait le récit des folles soirées organisées par la doublette Musk-Ressi dans l'immense maison louée à l'extérieur du campus, reconvertie en boîte de nuit le week-end : 5 dollars l'entrée, musique et alcool à volonté. «Je devais financer mon année à la fac et comme ça, je pouvais me payer un mois de loyer en une seule soirée, se souvient Musk. Adeo était chargé de rendre la fête la plus cool possible, et moi de superviser le truc.» Son compère confirme : «Elon était le mec le plus collet-monté qui soit. Il ne buvait jamais.»
Dans un article universitaire sur l’énergie solaire rédigé en 1994, Musk impressionne déjà par sa capacité à tracer un chemin articulant avancée scientifique et business plan. Alors que ses années d’étudiant se terminent, il pense à travailler dans l’industrie du jeu vidéo mais estime que son impact sur le monde sera trop limité. En 1995, il s’installe dans la Silicon Valley. Avec son frère cadet, il crée Zip2, un annuaire d’entreprises sur Internet. La start-up décolle, mais Musk en perd peu à peu le contrôle. En 1999, la boîte est revendue pour 307 millions de dollars, dont 22 pour l’aîné des Musk. Elon, 27 ans, est multimillionnaire et flambe. Il s’achète une Formule 1 McLaren, avec laquelle il arpente les rues de Palo Alto ; il crâne sur CNN… Sa nouvelle entreprise, X.com, une banque en ligne, fusionne avec le Paypal de Peter Thiel. Nouveau succès spectaculaire, dont il tirera 250 millions de dollars lorsque Paypal est revendu à eBay en 2002.
Au tournant des années 2000, la Silicon Valley est devenue trop petite pour Elon Musk. Avec sa première épouse, l'écrivaine Justine Wilson, il déménage à Los Angeles. C'est là qu'il commence à s'intéresser sérieusement à l'industrie spatiale. Un de ses collègues de l'époque, cité dans la biographie d'Ashlee Vance, se souvient d'une fête à Las Vegas où Musk se fait remarquer : «Il lisait un obscur manuel soviétique sur les fusées et parlait ouvertement de conquête spatiale et de changer le monde.»
Musk envisage d'abord d'envoyer des souris sur Mars, puis d'y installer un potager pour prouver qu'on peut y vivre, mais réalise que les coûts sont prohibitifs pour un «simple» multimillionnaire comme lui. C'est d'abord en Russie qu'il pense trouver la solution en achetant des missiles balistiques intercontinentaux qu'il reconvertirait en fusées. Le voilà en voyage d'affaires en train de trinquer à la vodka avec les potentiels vendeurs : «A l'espace ! A l'Amérique !» Le deal finit par capoter, les Russes se montrant trop gourmands.
«Je vais le faire. Merci»
Dans l'avion du retour, Musk fait part de son projet à ses associés : pourquoi ne pas construire une fusée soi-même ? Il vient d'éplucher la littérature spécialisée. Il en est convaincu, il peut monter une société de fusées rentable. Dans Esquire, Adeo Ressi se souvient de cet épisode : «J'ai fait venir des gens à Los Angeles pour participer à une réunion du genre Alcooliques anonymes. On était tous assis autour de la table avec Elon, et on lui a dit : "Tu ne peux pas lancer une entreprise de fusées, c'est stupide." Lui a juste répondu : "Je vais le faire. Merci."» Space Exploration Technologies Corp., alias Space X, voit le jour en juin 2002. Musk y investit 100 millions de dollars de sa fortune personnelle et fixe un calendrier ambitieux : envoyer une fusée dans l'espace en novembre 2003. Il lui faudra près de cinq années supplémentaires pour réaliser cette première étape. Au début, les mastodontes du secteur (Lockheed Martin, Boeing) regardent la start-up californienne de haut. Les ingénieurs de Space X ne font rien comme les autres. Ils avancent en échouant : on ne compte plus les explosions prématurées, les moteurs détruits. Musk n'en a cure. En 2012, il confie à Wired que l'industrie spatiale américaine souffrait d'un «énorme parti pris contre la prise de risque» : «Chacun essaie de couvrir son cul du mieux possible.» A ses yeux, le secteur n'a effectué presque aucun progrès technologique majeur depuis que Neil Armstrong a mis le pied sur la Lune en 1969. Il entend bousculer le statu quo et recrute une bande de brillants ingénieurs. Il supervise la majorité des 1 000 premières embauches et demande énormément à ses ouailles : semaines de travail de 90 heures, nuits et week-ends passés au boulot…
Mais la méthode Space X, c’est aussi la recherche de solutions maison, pour ne pas dépendre des prix et des délais des fournisseurs. De 80 % à 90 % des composants des fusées sont produits en interne. Ashlee Vance livre une foule de détails. Un jour, Musk donne un budget maximal de 5 000 dollars pour fabriquer une pièce facturée 120 000 dollars par un fournisseur. Neuf mois plus tard, l’ingénieur revient avec une pièce à 3 900 dollars. Pointilleux, le patron va jusqu’à fixer par mail la liste des acronymes qu’il autorise au sein de la boîte. Objectif : faire en sorte que le langage reste évident et compréhensible par tous.
Les jeunes années de Space X sont néanmoins semées d’embuches. Les premières tentatives de lancement ont lieu sur une île paumée au milieu du Pacifique, car les grosses entreprises du secteur ne veulent pas lui laisser accès aux bases traditionnelles américaines. Musk et ses équipes y restent parfois plusieurs mois en camping, essuyant plusieurs échecs consécutifs. Les objectifs annoncés par le patron sont rarement tenus. De reports en retards, les affaires de Musk ne sont pas loin d’atteindre un point de non-retour. Car le désormais citoyen américain ne s’est pas contenté de se lancer dans l’industrie spatiale. En 2004, il décide d’investir dans une toute jeune entreprise de voitures électriques, Tesla. Peu à peu, Musk y prend des responsabilités de plus en plus importantes. Il fixe un objectif : la future Model S doit être belle et puissante, capable de passer de 0 à 100 km/h en quatre secondes. Un produit de luxe, facturé 100 000 dollars l’unité, censé permettre à Tesla de se donner les moyens de développer un modèle grand public par la suite.
Le premier prototype est présenté en 2006 en présence du gouverneur californien, Arnold Schwarzenegger. Les cofondateurs de Google s'engagent à acheter les premiers modèles. Les préventes s'envolent. Musk applique les mêmes méthodes qu'à Space X : «Do it yourself» et débrouille, comme lorsque des ingénieurs en parka testent une batterie dans un camion frigorifique loué pour la journée, parce que cela coûte moins cher qu'une chambre froide. Autre constante : une exigence d'engagement total, sous peine d'un retour de bâton très violent. Dans son livre, Vance raconte cet épisode d'un article dans la presse sur les déboires de Tesla, dont Musk finit par trouver l'origine en calculant la taille du mail qui a fuité et en repérant l'imprimante sur laquelle il a transité. L'employé finira par démissionner. Ou cette autre histoire, lorsqu'un salarié manque une réunion pour assister à la naissance de son enfant, et à qui le boss aurait dit : «On est en train de changer le monde et l'histoire. Soit tu t'engages, soit non.» Musk dément.
«Je t’aurais déjà virée»
L’anecdote la plus connue reste celle de Mary Beth Brown, son assistante dévouée et clé de voûte de sa vie qui, lorsqu’elle demande une augmentation après douze années de service, se voit répondre de plutôt prendre deux semaines de vacances. A son retour, Musk lui dit qu’il a pu se passer d’elle durant son absence et qu’elle doit quitter l’entreprise, en échange d’un très confortable chèque. Quoi qu’il en soit, en 2008, les affaires de Space X et Tesla ne sont pas vaillantes. Aucune fusée n’a encore volé, et les premiers prototypes de la Model S coûtent 200 000 dollars à produire, deux fois le prix envisagé. Musk vend sa F1, investit ses derniers dollars, emprunte à des amis, craignant de devoir choisir entre l’un de ses deux bébés.
Dans le même temps, sa vie personnelle devient chaotique. Justine, avec qui il a eu cinq garçons, en a assez d'apparaître comme la «femme trophée». Quelques années plus tard, alors qu'elle lui reproche de la traiter comme une «employée», il lui balance : «Si tu étais mon employée, je t'aurais déjà virée.» Face aux difficultés, le couple décide d'entamer une thérapie. Mais Musk fait vite comprendre à son épouse que c'est à elle de s'adapter. C'est un échec. Elle comprend qu'il a entamé une procédure de divorce quand elle découvre que sa carte bancaire est bloquée. Quelques semaines plus tard, Musk commence à fréquenter une actrice britannique, Talulah Riley, avec qui il se marie puis divorce deux fois. Le milliardaire reste un sujet régulier de la chronique people.
Côté business, la roue finit par tourner à la fin de l'année 2008. Le 28 septembre, Space X parvient à envoyer en orbite son Falcon 1, après six années d'efforts. C'est le premier engin 100 % privé à réaliser cet exploit : la start-up californienne a bien grandi et s'apprête à tailler des croupières aux superpuissances du globe. Le 23 décembre, l'entreprise signe un contrat de 1,6 milliard de dollars avec la Nasa pour ravitailler la station spatiale internationale. L'avenir est assuré. Cité dans la biographie de Vance, son ami Antonio Gracias se souvient de cette année charnière : «Elon a la capacité de travailler plus dur et de supporter plus de stress que n'importe qui. Ce qu'il a enduré en 2008 aurait tué n'importe qui. Il ne s'est pas contenté de survivre. Il a continué à travailler et à rester concentré.»
Dès lors, les succès s'enchaînent pour le wonder boy. Malgré l'explosion d'une fusée en 2016, Space X poursuit ses prouesses technologiques. En février 2017, l'entreprise parvient à relancer une fusée déjà utilisée, la clé de son modèle économique, qui lui permet ainsi de baisser drastiquement ses tarifs. L'an passé, pour la première fois depuis dix ans, les Etats-Unis étaient en tête du classement mondial des lancements orbitaux. Le mérite en revient largement à Space X (18 lancers sur 29).
«Prince des charlatans»
Non content de redonner confiance à l'industrie spatiale américaine, Musk lance en 2012 la Model S, la berline 100 % électrique révolutionnaire pour l'époque. Motor Trend Magazine salue la «preuve que l'Amérique peut encore faire de grandes choses». Les Tesla sont à la voiture ce que les premiers iPhone sont au téléphone. Des produits de luxe, hautement désirables et marqueurs sociaux. Des gadgets pour riches, lui reprochent ses détracteurs. S'il est aujourd'hui à la tête d'une fortune estimée à 20 milliards de dollars, Musk n'a pas balayé tous les doutes sur sa capacité à mener de front les nombreux projets qu'il a lancés ces dernières années. Certains voient en lui un «prince des charlatans», trop confiant, trop touche-à-tout. D'autres, encore plus sévères, ironisent sur sa capacité à lever des fonds pour financer des projets peu rentables.
Installé dans la Silicon Valley depuis une trentaine d'années, où il fait du capital-risque, Jean-Louis Gassée, ex-patron d'Apple France, voit en Elon Musk un leader qui «embauche et vire très bien», «plus compétent techniquement que pas mal de PDG». «J'ai de l'admiration pour le coup de pied qu'il a su mettre dans le guêpier, mais j'ai encore un doute sur son avenir d'entrepreneur automobile.» Les actionnaires de Tesla semblent partager cet avis. Il y a quelques semaines, ils ont dévoilé le plan de rémunération prévu pour Musk au cours des dix prochaines années : le boss pourrait toucher jusqu'à 56 milliards en stock-options, à condition d'améliorer drastiquement la valorisation de l'entreprise…
Indéniablement, Musk n'est pas un entrepreneur comme les autres. Dans Vanity Fair, Marc Mathieu, un responsable de Samsung, le décrivait comme un «croisement entre Steve Jobs et Jules Verne». Adepte du festival Burning Man, utilisateur compulsif de Twitter, éphémère conseiller économique du président Trump, le milliardaire geek semble imprégné de la conviction d'avoir un destin à part et une grande œuvre à réaliser : assurer un «plan B» en colonisant Mars. Plus qu'une «troisième guerre mondiale», Musk redoute l'avènement d'une intelligence artificielle mal intentionnée, une «flotte de robots capables de détruire l'humanité». Pour Vance, il y a «dans ce discours une part d'ego. […] Mais il y a aussi chez lui une part de pessimisme».
(1) Elon Musk : Tesla, Space X and the Quest for a Fantastic Future, d’Ashlee Vance, éd. Ecco, 2015.