Menu
Libération
Urbanisme

Le téléphérique de Brest prend enfin de la hauteur

Inaugurée en novembre 2016, immobilisée à plusieurs reprises pour cause d'incidents en série, la ligne qui relie les deux rives de la ville bretonne connaît une affluence record.
Un ouvrier installe la première cabine du téléphérique, en août 2016. (Photo Fred Tanneau. AFP)
publié le 20 avril 2018 à 12h29

A Brest, le téléphérique marche du tonnerre. Après deux semaines d'arrêt pour cause d'inspection, la ligne tendue entre la rive droite et la rive gauche de la cité finistérienne est de nouveau accessible depuis vendredi midi. La fin, a priori, d'une longue série de flops et de gags depuis l'inauguration en novembre 2016 : panne électrique et technicien qui manque de se faire «broyer» la veille de l'entrée en service, passagère blessée aux cervicales lors d'un arrêt trop brusque en janvier 2017 et, enfin, décrochage de l'une des deux cabines durant des travaux de maintenance, en août 2017.

Nul n'avait été accidenté cette fois-là mais l'agent d'entretien s'était retrouvé pendouillant à son harnais, la nacelle fracassée trois mètres en contrebas. «Nous étions encore en rodage», plaide Keolis, qui exploite la ligne pour le compte de Brest métropole (208 000 habitants). La population n'a d'ailleurs jamais cédé à la panique : certains plaisantins ont même fait entrer le téléphérique dans la culture populaire des environs, exigeant la création d'une école de ski à Brest ou le tournage d'un James Bond. Pendant ce temps, l'affluence grimpe au-delà des prévisions pour atteindre vraisemblablement le million d'usagers en juin prochain.

Merci aux deux cabines, appelées «Charlotte» et «Lewin». Le premier téléphérique urbain de France (hors zone de montagne) a déjà réussi à recoudre une cité coupée en deux depuis des siècles. Il faut désormais à peine trois minutes et 1,50 € pour joindre l’artère commerçante de la rue de Siam (rive gauche) et l’ancien arsenal des Capucins (rive droite). Contre vingt à trente minutes avant 2016. Ou une éternité : certains anciens de la berge droite n’ont, dit-on, jamais mis les pieds côté droit. La Penfeld, qui coule entre les deux et se jette en rade de Brest, fut une frontière étanche. Séparatrice de deux villes : l’une parlant le breton et abritant de plusieurs congrégations religieuses (à droite), l’autre regroupant les administrations et causant le français (à gauche).

Balcon grandiose 

«Autrefois, les habitants de rive droite risquaient leur vie pour aller chercher un document administratif rive gauche, retrace une habitante pour Libération. Les passeurs en barque étaient souvent ivres et chaviraient. Alors, les gens restaient chez eux. Ils ne partaient rive gauche qu'en ambulance ou dans le panier à salade quand ils étaient trop saouls…» Les trois ponts bâtis sur la rivière n'ont pas réussi à sortir les Capucins de leur isolement : deux des ouvrages sont localisés trop au nord de la ville, l'autre, le pont de la Recouvrance, ouvert en 1954, était hostile aux piétons (à cause des coups de rétro des bus notamment). Brest a trouvé la solution avec son téléphérique. Les élus d'autres régions viennent visiter les installations en vue de lancer leur propre ligne. Orléans et Toulouse tiennent la corde pour construire leur réseau aérien et Brest hésite à poser un deuxième câble, plus en amont sur le cours de la Penfeld.

La télécabine version bretonne ne permet pas d'atteindre les Alpes mais l'océan. «C'est pour nous une réussite, explique Yohann Nédélec, vice-président de Brest métropole en charge des transports. Le téléphérique nous aide à redessiner l'agglomération dans un plan de reconquête de la façade maritime.» Le projet urbain consiste en effet à faciliter l'accès du public au port de commerce, situé rive gauche, via le bus, le tram et deux ascenseurs urbains qui devraient être opérationnels d'ici à 2020 – la ville n'est pas seulement partagée en deux, elle est très découpée au fil de ses bassins portuaires et présente un inattendu relief, contraignant pour les marcheurs.

C’est aussi une manière d’en mettre plein les yeux. Plus fort que le tram, équipement à la mode partout dans l’Hexagone, le téléphérique offre un balcon grandiose sur le patrimoine urbain et le cadre naturel. A Brest : la rade, la base militaire et l’ex-arsenal des Capucins. Les ateliers ont été reconvertis en un lieu de vie exceptionnel, avec médiathèque, restaurants, inévitables espaces de co-working mais surtout, luxe inouï, des espaces vides dans les nefs, immenses et gratuits. Vite remplis en pique-niques, jeux d’enfants et notes de piano – un clavier a été entreposé comme dans les gares et on surprend un mardi midi des collégiens en pause sandwich jouer la Lettre à Elise ou du Yann Tiersen.

Le téléphérique rappelle au centre historique, populaire et délabré de Brest qu'il ne sera pas à l'abandon. La métropole souhaite en effet «recréer une bulle d'air» aux Capucins et dans le quartier de Recouvrance, en rénovant le logement social et favorisant l'accession à la propriété. Quitte à gentrifier les lieux ? A deux minutes de l'ex-arsenal, la rue Saint-Malo, bacs à fleurs et maisons de pierres, excite les promoteurs privés et pouvoirs publics qui ont racheté les maisons. L'asso Vivre la rue se bat depuis 1990 pour sauver cette venelle, unique rescapée des bombardements de 1944. «Le téléphérique est une bonne chose», estime l'association, «toujours inquiète» cependant. Elle rêve d'ateliers d'artistes, cafés, restos, fêtes et lieux d'accueil pour les exclus, entre autres projets et expérimentations qui font de ce quartier de la rive droite, dans une ville qui pimpe son béton et brique son port, une petite ZAD.