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Entretien

Mariage pour tous : «Les couples homosexuels dépoussièrent cette institution»

LGBT +dossier
Le besoin de protection juridique, notamment en matière d'adoption, motive bien des unions homosexuelles, pointent la sociologue Martine Gross et l’anthropologue Jérôme Courduriès.
Vincent Autin et son mari Bruno Boileau célèbrent devant la foule leur union, premier mariage entre deux hommes en France, le 29 mai 2013, à Montpellier. (Photo Gérard Julien. AFP)
publié le 20 avril 2018 à 15h36

Spécialistes des conjugalités et des parentalités homosexuelles, la sociologue parisienne Martine Gross (1) et l'anthropologue toulousain Jérôme Courduriès (2) analysent pour Libération les changements induits par la loi de 2013 et son impact sociétal.

Comment les couples homos se sont-ils appropriés le mariage et l’adoption ?

Jérôme Courduriès : Il y a fort à parier que si les modes de vie amoureux des homos et des hétérosexuels se sont rapprochés, le mariage ne revêt peut-être pas tout à fait le même sens ni la même fonction pour les gays et lesbiennes. Et cela s'explique par l'histoire. Le mariage et la famille ont été décrits à partir de la fin des années 1960 comme les lieux de la fabrication de la domination des hommes sur les femmes, et des hétérosexuels sur les homosexuels. Pendant les années 70 et 80, celles et ceux qui luttaient contre cette hiérarchie pensaient que la solution était la fin de ces institutions. Puis la fonction du mariage a commencé à changer et à ne plus être synonyme de fonder une famille. L'exemple le plus saillant est le suivant : en 2017, 60 % des naissances ont eu lieu hors mariage. Dans le même temps, les relations entre hommes et femmes même s'il reste beaucoup à faire, ont gagné en égalité. Ainsi, bon nombre d'homos, y compris parmi ceux engagés politiquement, même s'ils continuaient à percevoir le mariage comme un des lieux fondamentaux de l'inégalité entre hétéros et homos, n'ont plus cherché à le faire disparaître mais à y accéder. Il est devenu, avec l'accès à la filiation et la reconnaissance des familles homoparentales, l'objet des luttes pour l'égalité. Entre-temps également, le sida a fait des ravages et contribué à la transformation des luttes politiques autour de l'homosexualité. Parmi les nouveaux mots d'ordre, on a découvert le besoin d'un certain nombre de couples gays d'être protégés sur le plan juridique. Il faut avoir tout cela à l'esprit pour comprendre pourquoi le mariage est devenu désirable pour un certain nombre de couples gays et lesbiens.

Martine Gross : Je ne peux parler que des couples que j'ai pu interroger dans le cadre de mes enquêtes. De nombreux couples de femmes m'ont confié que sans la possibilité de l'adoption de l'enfant de la conjointe, elles ne se seraient pas mariées. L'adoption est la seule manière de sécuriser les liens de l'enfant avec celle qui ne l'a pas porté et de donner à celle-ci un statut légal de mère. Or, elle n'est possible que dans le cadre du mariage qui devient une sorte de passage obligé pour les familles homoparentales. J'ai même rencontré des femmes qui s'étaient séparées mais qui se sont mariées pour pouvoir procéder à l'adoption de l'enfant de la conjointe.

Du côté des pères gays, l’adoption semble moins souvent que chez les lesbiennes, motiver le mariage. Parmi les pères gays que j’ai rencontrés, seuls ceux dont l’enfant avait été adopté par l’un des deux hommes en tant que père célibataire ont demandé et obtenu l’adoption de l’enfant du conjoint. Une requête beaucoup plus rare chez ceux qui avaient eu recours à une gestation pour autrui (GPA).

Les couples homosexuels ont-ils transformé cette institution ?

Jérôme Courduriès :Il est un peu tôt pour le dire. Mais on peut supposer que les nouveaux mariés vont entrer dans le mariage avec ce qu'ils sont. Par exemple, si l'extraconjugalité est bien entendu aussi une pratique hétérosexuelle, on sait que chez les couples gays - même si on ne peut pas généraliser -, être en couple ne signifie pas pour autant que l'on renonce à toute forme de sexualité avec d'autres partenaires. On sait aussi que les tâches domestiques font l'objet, chez les couples homos, d'une prise en charge plus égalitaire que dans les couples hétérosexuels. Enfin, on sait également que les finances font l'objet d'une moindre mise en commun dans les couples homos. Ces changements s'observent également chez les couples hétérosexuels dans la quarantaine et plus jeunes. Mais ils caractérisent les couples de même sexe depuis plus longtemps.

Martine Gross : Alors que les couples hétérosexuels se détournent de cette institution, les couples de même sexe utilisent le mariage et l'adoption pour légaliser leurs familles et redonnent donc à l'institution cette fonction de légitimation. Ils sont aussi intéressés par les fonctions de célébration de leur union, de «publicisation» du lien. Et d'une certaine façon, ils dépoussièrent cette institution qui trouve là, grâce à eux, un regain d'intérêt.

La loi de 2013 a-t-elle eu des bénéfices collatéraux ?

Jérôme Courduriès : D'abord, il y a la visibilité. Si je regrette les manifestations les plus violentes de la polémique qui a fait rage, force est de constater que l'on n'a jamais autant parlé dans les médias et l'espace public d'orientation sexuelle et de genre. Bien sûr, on peut regretter que l'on ne soit pas encore allé assez loin et que nous soyons encore dans une situation où chacun ne peut être reconnu pour ce qu'il dit être et où l'on oblige toujours les personnes qui ne veulent pas être enfermées dans une case à être définies comme un homme ou une femme ; où le choix de ne pas avoir d'enfant est toujours perçu comme problématique ; où la vie à deux reste présentée comme indispensable à l'épanouissement personnel. Mais dans le même temps les discussions continuent dans l'espace public : l'accès à la PMA pour les couples de femmes et les femmes seules, l'encadrement ou non de la gestation pour autrui, l'écriture inclusive, la sensibilisation aux inégalités de genre et aux discriminations.

Martine Gross : Comme ce fut le cas lors de l'adoption du pacs, ces nouveaux droits contribuent à l'évolution des mentalités, dans la société en général et chez les gays et les lesbiennes eux-mêmes qui gagnent en estime de soi. C'est un cercle vertueux : on a moins besoin de se cacher, on s'estime davantage à même de fonder une famille, de transmettre ce qu'on a reçu de ses parents, la vie, des valeurs, l'amour et l'affection. On ne se le permettait pas auparavant parce qu'on avait l'impression que c'était l'un ou l'autre. Ceux qui arrivaient dans les associations de parents gays et lesbiens il y a vingt-cinq ans, étaient surtout des hommes, d'une quarantaine d'années, qui étaient mariés avec une femme et avaient des enfants. Ils voulaient vivre leur homosexualité et se demandaient comment le dire à leurs enfants, à leur épouse… Depuis les années 2000, on a vu arriver des jeunes gens de moins de 25 ans, qui disaient venir voir comment ça se passe parce qu'un jour ils/elles voudraient être papa ou maman.

Du côté des papas, on observe une évolution encore plus notable que chez les couples de femmes qui ont été des pionnières. Il y a vingt ans, le projet parental était le plus souvent celui de l’un des deux hommes du couple. Aujourd’hui, il y a le plus souvent des projets parentaux à deux. Et ils s’autorisent désormais à être deux pères, à temps plein, dès le plus jeune âge de l’enfant.

L’accès à ces droits a-t-il banalisé l’homosexualité?

Jérôme Courduriès : L'accès au mariage et à la filiation adoptive est un levier crucial pour favoriser la banalisation de l'homosexualité et le recul de l'homophobie. Désormais, les modèles familiaux et amoureux sont beaucoup plus diversifiés que dans le passé.

Martine Gross : Le mariage des personnes de même sexe ne cause plus vraiment d'état d'âme aux maires ou à leurs adjoints. Ils sont célébrés comme les autres mariages. Les témoignages que je peux recueillir mentionnent souvent que même un maire qui n'était a priori pas favorable à l'ouverture du mariage aux personnes de même sexe, se fait fort de prononcer un discours émouvant voire bouleversant lors de la cérémonie. Au moins au niveau des élus, la loi a eu, sans aucun doute possible, un effet de normalisation de la conjugalité gay ou lesbienne.

(1) Auteur de Homo ou parent, faut-il choisir?, ed.Le Cavalier Bleu, 2013

(2) A codirigé avec Isabel Côté et Kevin Lavoie, «Perspectives internationales sur la gestation pour autrui. Expériences des personnes concernées et contextes d'action, février 2018, Presses universitaires de Québec