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Enfumage

Chasse aux migrants dans les Alpes: les xénophobes au sommet

Prétendant «contrôler la frontière», l'organisation de jeunesse du mouvement d’extrême droite Les Identitaires s'est mise en scène sur l’une des voies de passage entre France et Italie qu'empruntent les migrants.
Des activistes du groupe d'extrême droite Génération identitaire dressent une barrière au Col de l'Echelle, dans les Hautes-Alpes, le 21 avril 2018, pour bloquer cet accès emprunté parfois par des migrants venus d'Italie (Photo ROMAIN LAFABREGUE. AFP)
par François Carrel, envoyé spécial à Briançon (Hautes-Alpes)
publié le 22 avril 2018 à 19h08

Col de l’Echelle, 1 762 mètres d’altitude, dimanche matin. Trente-cinq minutes de montée sur la route fermée et enneigée qui mène vers l’Italie depuis Névache, en vallée de la Clarée (Hautes-Alpes), suffisent à rallier le camp sommaire monté la veille par les militants de Génération identitaire (GI), organisation de jeunesse du mouvement d’extrême droite les Identitaires. La vraie frontière avec l’Italie est à trois kilomètres, au pied de l’autre versant du col, mais le lieu, l’une des voies de passage entre France et Italie pour les migrants, est symbolique. C’est ici que les identitaires ont décidé de monter le décor d’une des opérations de communication dont ils se sont fait une spécialité.

Une barrière souple de chantier orange de deux cents mètres court d’un bord à l’autre de la haute vallée, à l’exception d’une interruption au milieu, qui figure un checkpoint encadré de deux tentes-mess. Autour d’un feu qui a creusé un cratère dans la neige durcie par le gel, 50 jeunes militants, dont quelques femmes, attendent l’arrivée du soleil. La plupart sont français, mais il y a quelques Hongrois, Allemands, Italiens, Autrichiens et Britanniques. Tous portent la même veste bleue flambant neuve, siglée «Defend Europe – mission Alpes». Ils ont passé la nuit là, côté Clarée. De l’autre coté de leur barrière, des dizaines de panneaux carrés sont plantés, affichant «No way. Frontière fermée. Vous ne ferez pas de l’Europe votre pays. Rentrez dans votre pays.»

«Juste un show pour les journalistes»

Le porte-parole de GI, Clément Galant, répond de bonne grâce aux questions : «Notre but c’est d’avoir de l’écho, et nous avons réussi. Nous voulons montrer que ce que les dirigeants politiques ne font pas, à savoir matérialiser la frontière, est possible puis que des militants politiques le font. Un simple checkpoint fait que les migrants se posent des questions !» Il poursuit : «Nous contrôlons la frontière, on reste dans la légalité. Si des migrants veulent poursuivre, nous les suivrons et alerterons la gendarmerie.» Il assure que la veille, un groupe de GI a découragé «une dizaine» de migrants au pied du col, versant italien.

Mensonge, selon Paolo Narcisi, de l’ONG Rainbow for Africa, qui prend soin des migrants à Bardonecchia, première ville italienne derrière le col : «Nous n’avions que cinq migrants la nuit dernière. Les identitaires était bien au pied du col, mais ils n’ont repoussé personne. C’est juste un show pour les journalistes !». Samedi, les militants de GI ont même croisé sans rien faire un migrant pakistanais qui passait le col vers la France, selon un membre du réseau de citoyens de Névache qui secourent les migrants…

Posture martiale et jumelles

«Des habitants sont venus nous apporter leur soutien», assure encore Galant. Impossible à vérifier, mais un homme s’approche : Michel, habitant de Névache. Il est venu voir et souffle : «On se croirait dans les années 30, ça me fait vomir.» Il a un échange avec un identitaire : «Vous n’empêcherez jamais la misère du monde de passer. Des cols, il y en a plein d’autres, autour… C’est ridicule.» Le militant lui dévide des phrases déjà entendues dans la bouche de son porte-parole qui vient de tourner le dos, sollicité pour «faire un rappel des éléments de langage à l’équipe». Il veille ensuite à mettre en scène son groupe, aligné sur la «frontière», posture martiale, jumelles, pour le drone vidéo de GI. Il poursuit : «On va rester autant que nécessaire ; des jours ou des semaines, on est prêts !». Mensonge encore : un quart d’heure plus tard, le «camp» est plié, la barrière plastique enroulée : le démontage du décor ne prend que quelques minutes.

De retour à Névache, la troupe retrouve 40 militants supplémentaires, qui étaient redescendus dormir en vallée, et prend la pose pour la photo et la vidéo-drone officielle. Galant, interpellé sur ses mensonges, répond sèchement : «Tout ce que nous faisons est construit, réfléchi.» La séance finie, tous les militants s’engouffrent dans leurs véhicules. Les gendarmes présents ont pour consigne de les escorter «jusqu’aux limites du département» pour éviter tout trouble à l’ordre public.

«Regard humain»

Il est 13h30 et c’est sur un autre col frontalier, celui de Montgenèvre, situé à quelques kilomètres et ouvert celui-là au trafic routier, qu’une petite centaine de militants pro-migrants italiens et français improvisent la réponse aux identitaires : ils passent en cortège la frontière, accompagnant une quinzaine de migrants et scandant «Brisez les frontières !». Un éphémère cordon de gendarmes tente de bloquer la manif qui le déborde sans violence et poursuit sa route vers Briançon. Le sous-préfet, Jean Bernard Iché : «Notre mission était d’éviter tout contact potentiellement explosif entre les identitaires, engagés dans une opération de communication parfaitement orchestrée, et les pro-migrants. L’ordre public est assuré : le col de l’Echelle est libre, les identitaires reconduits hors du département, la manifestation des pro-migrants canalisée pour éviter les violences et dans le respect du droit qu’ont les migrants désireux de déposer une demande d’asile de le faire.» Le tout avec «un regard humain», assure-t-il. Samedi soir à l’Assemblée, l’opération des identitaires avait suscité une réaction de condamnation de Gérard Collomb, le ministre de l’Intérieur estimant que «tomber dans le panneau de ces gesticulations, c’est faire une publicité à une force qui n’en est pas une».