Menu
Libération
social

Engie : «On vit un plan social qui ne dit pas son nom»

En dix ans, l’ex-GDF Suez a supprimé des centaines d’emplois dans ses centres d’appels. Aujourd’hui, les syndicats craignent une nouvelle vague de délocalisations vers l’Afrique.
Le stand Engie au salon Actionaria à Paris, le 23 novembre. (Photo Vincent Isore. IP3)
publié le 26 avril 2018 à 20h36
(mis à jour le 27 avril 2018 à 7h42)

«Harmonie» sur fond de violons. La dernière campagne de com d'Engie, présentée jeudi, fait de ce terme la valeur centrale du groupe de services énergétiques et environnementaux : dans un clip aux accents lyriques, le géant du CAC 40 vante la mobilisation de ses 150 000 collaborateurs pour «un progrès plus harmonieux» au service de la planète et de ses habitants.

Mais à en croire l'intersyndicale qui défend les intérêts des chargés de relation clientèle d'Engie, cette zénitude publicitaire n'est pas vraiment de mise pour les quelque 1 500 opérateurs téléphoniques qui travaillent encore au sein du groupe et pour leurs 3 000 collègues dans les centres d'appels de sous-traitants. «On vit un plan social qui ne dit pas son nom depuis des années : en dix ans, 19 des 32 centres de relation clients en France ont été fermés et près de 1 200 emplois supprimés chez Engie et ses prestataires. Mais aujourd'hui, tout s'accélère et ce sont 3 500 emplois en France qui risquent d'être délocalisés vers le Maroc, le Cameroun, le Sénégal», alerte Patricia Chastan, déléguée CFE-CGC. Des pays où les téléconseillers qui vendent des offres de gaz et d'électricité aux clients français sont payés près de 500 euros par mois, trois fois moins qu'en France. Pour elle, l'attitude de la direction est «d'autant plus socialement inexcusable qu'il s'agit de réaliser des économies de bout de chandelle» : les délocalisations n'auraient généré que 7 millions d'euros d'économies par an, seulement 5,8 millions si l'on retranche le coût des mesures d'accompagnement en France. Une somme ridicule face aux 1,3 milliard d'euros d'économies annuelles annoncées par la directrice générale d'Engie, Isabelle Kocher. «Certes nous avons moins de chargés de clientèle : les clients appellent de moins en moins et utilisent des solutions web ou mobiles», assume la direction.

«Cactus». Depuis l'ouverture du marché à la concurrence en 2007, les centres d'appels sont devenus le nerf d'une guerre sans pitié qui oppose l'ex-GDF Suez aux nouveaux entrants comme Direct Energie, tout juste racheté par Total, Eni ou Cdiscount. Pour supporter cette guerre des prix, il faut réduire les coûts en externalisant ce qui peut l'être, a-t-on expliqué aux syndicats. Au départ, ils ont accepté de jouer le jeu, à condition que l'emploi reste en France. En dix ans, plus de 80 % de l'activité commerciale est ainsi sortie du périmètre du groupe au profit de prestataires comme Arvato, Acticall, Armatos ou Sitel, qui ont implanté leurs plateaux téléphoniques à Coudekerque, Saint-Etienne, Nancy, Châteauroux, Caen ou La Rochelle au gré des incitations locales.

Chez Engie, le travail s'est fait de plus en plus rare pour les commerciaux maison. Certains se sont vu proposer des reclassements ici et là, d'autres se sont retrouvés sans affectation réelle et ont été incités au départ volontaire. Les syndicats ont joué le jeu jusqu'en 2015, date à laquelle l'externalisation en douceur a cédé la place à une logique de délocalisation pure et dure : «Cela a coïncidé avec l'arrivée d'Hervé-Matthieu Ricour à la tête de l'activité "BtoC". Ce transfuge de SFR a importé les méthodes commerciales très agressives et les pratiques offshore des télécoms. L'esprit service public des anciens de GDF n'était plus de saison», se souvient Patricia Chastan. «On a commencé à nous parler d'expérimentations au Portugal, puis au Maroc, poursuit Gildas Gouvazé, délégué FO. Puis tout est allé très vite, les commerciaux d'Engie étaient invités dans de beaux hôtels à Marrakech, prime à l'appui, pour aller former ceux qui allaient prendre leur travail, comme chez Castorama.» Mais les représentants du personnel n'ont découvert l'ampleur des dégâts que le 29 août 2017 lors d'un comité d'entreprise : «Nous avons appris que les délocalisations concernaient déjà 30 % de l'activité et que la direction visait 50 % voire beaucoup plus en confiant notre travail à de nouveaux prestataires.»

Avec la fin des tarifs réglementés du gaz et la concurrence qui s'annonce, les syndicats craignent «une liquidation pure et simple» de l'emploi commercial en France d'ici à 2020, chez Engie et ses prestataires. «Qu'adviendra-t-il de tous ces salariés qui travaillent dans des régions où l'emploi est déjà sinistré ? Nous nous battons aussi pour eux», s'inquiète Gildas Gouvazé. En attendant, l'image du groupe en a pris un coup : «EDF, qui est venu nous concurrencer sur le gaz, a fait de la localisation de son service client en France un argument commercial. Engie a fait le contraire, avec pour conséquence une dégradation sans précédent de la relation client», pointe Patricia Chastan. Fin 2017, Engie a reçu le «Cactus de la pire pratique commerciale» de l'association 60 Millions de consommateurs, ce qui cadre mal avec le discours d'Isabelle Kocher, qui assure sur LinkedIn : «Ce n'est pas rentabilité ou responsabilité. C'est rentabilité parce que responsabilité.»

Point mort. Depuis le fameux CE, l'intersyndicale CFE-CGC, FO, CGT, CFTC se bat pour contrer les projets de la direction. Après deux jours de grève en septembre et novembre, elle passe la vitesse supérieure : recours pour que la procédure d'information-consultation soit respectée, courriers aux députés LREM, demande de rendez-vous à Bercy… Patricia Chastan se dit «écœurée» du manque de considération pour les partenaires sociaux : «Isabelle Kocher a refusé de nous recevoir, elle nous a renvoyés vers le DRH qui a accepté, à condition de ne pas parler du plan de délocalisation.» Le dialogue social semble au point mort. Interpellé par les syndicats et des parlementaires, le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, leur a dit que l'Etat, actionnaire de référence d'Engie (avec 24 % du capital), resterait «attentif à la dimension sociale de la transformation du groupe». Et juge «intéressant» l'exemple de l'Italie où Eni, Enel, etc. se sont engagés à plafonner à 20 % les délocalisations de leurs call centers hors de l'UE. Il a transmis le dossier au délégué interministériel aux restructurations. Mais en plein conflit SNCF, les syndicats d'Engie savent que leur combat ne pèse pas bien lourd, et envisagent des actions au pied de la tour Engie à la Défense.