«C'était il y a très, très, très longtemps, démarre le comédien Claude Piéplu de sa voix nasillarde haut perchée et pleine d'emphase. Au début, il n'y avait rien. Enfin, ni plus ni moins de rien qu'ailleurs.» C'était très énigmatique et c'était un lundi, il y a pile cinquante ans. Le 29 avril 1968, les Français découvrent médusés, sur la première de leurs deux seules chaînes de télévision, le plus inclassable des dessins animés : les Shadoks, contraction improbable du groupe de rock britannique les Shadows et du capitaine Haddock. Un feuilleton archi-court et quotidien de deux minutes chrono, idéalement intercalé entre les actualités télévisées et le grand film du soir, concentré de poésie délirante et chaotique, d'humour absurde et déjanté. La très officielle ORTF vient d'allumer sans le savoir la mèche d'une petite révolution médiatique avant le grand chambardement de Mai. Comme le disent ces étranges bestioles tout en ronds et en becs dans l'un de leurs célèbres aphorismes,«il vaut mieux mobiliser son intelligence sur des conneries que mobiliser sa connerie sur des choses intelligentes».
Dans cette France corsetée, dirigée par un héros des temps de guerre, il y aura bientôt un avant et un après-Mai 68. Un monde. Mais avant même que ne volent les premiers pavés, il n'aura suffi que d'une quinzaine de jours de Shadoks à 20 h 30 pour que les aventures de ces volatiles faussement bêtes et méchants coupent la France en deux. «Comme au temps de l'affaire Dreyfus», ose un article du Figaro, selon lequel «bien des scènes conjugales et des drames de famille n'ont pas d'autre raison». L'heure est grave. «Faut-il tuer les Shadoks ?» s'interroge un éditorialiste qui compare l'irruption de cet ovni télévisuel à une nouvelle bataille d'Hernani des anciens et des modernes.
Pomper, pomper, pomper…
Entre ceux que réjouit la folie douce de ces éternels «pompeurs» cosmiques et les «shadokophobes», bien plus nombreux alors et exaspérés par cette liberté de ton annonciatrice de l'esprit débridé de Mai, le fossé est immédiat. Choisis ton camp, téléspectateur, les Shadoks, on les adore - «ils brillent comme un diamant dans un océan de nullité», dit un conquis - ou on les déteste - «on ne sait s'ils relèvent de l'infantilisme ou du délire hallucinatoire», lui répond un anti.
«L'équipe des Shadoks qui avait ramé pendant des années avant de convaincre la direction de l'ORTF de lui laisser sa chance à l'antenne, fut la première surprise par l'intensité de la polémique», raconte aujourd'hui Thierry Dejean, auteur des Shadoks de Jacques Rouxel (Hoëbeke), un très bel ouvrage paru en février à l'occasion de ce cinquantième anniversaire. Une seule émission jusque-là, rappelle-t-il, avait déclenché un tel scandale. Signée d'un autre enfant terrible de la télévision naissante, Jean-Christophe Averty, les Raisins verts avait, en 1963, déclenché un torrent de protestations outrées de téléspectateurs pour son gag récurrent d'un bébé de celluloïd passé au hachoir à viande.
Dès leur apparition, l'humour nonsense très british des Shadoks croqués d'un trait de crayon épuré et avant-gardiste, déconcerte par sa nouveauté les premières générations de téléspectateurs élevés au classicisme sans fantaisie des Jacquou le Croquant, Maigret et autres Thierry la Fronde. Mais de l'aveu de leur créateur, Jacques Rouxel, «scientifique raté et frustré», selon ses mots, qui fait finalement HEC où il passe son temps à dessiner avant d'aller vendre ses talents dans la publicité, les Shadoks n'ont aucune visée révolutionnaire. «J'essayais franchement de ne rien faire passer du tout ni de faire une œuvre, tout le machin», marmonne-t-il dans sa grosse moustache en expliquant qu'il «fallait produire vite, sans trop savoir où on allait». Pomper, pomper, pomper…
En 1965, ce natif de Cherbourg qui grandit outre-Atlantique où il dévore les comic strips de la presse (Peanuts, Snoopy en français, Garfield le chat) passe finalement la porte de l'ORTF avec un premier projet de spots interludes. Ses modèles s'appellent Joan Miró et Paul Klee en peinture - dont les oiseaux de la toile la Machine à gazouiller (1922) ont inspiré la silhouette des Shadoks -, Alphonse Allais, Lewis Carroll, Ionesco et l'Américain James Thurber en littérature. «La culture de l'absurde postmoderne était la marque de l'époque, explique Thierry Dejean. Jacques Rouxel se méfiait des messages trop directement politiques. La véritable subversion pour lui passait avant tout par la création artistique.»
Photo AAA Production
Expérimentation visuelle
Son univers minimaliste aux antipodes de Disney retient l'attention de l'ingénieur et musicien Pierre Schaeffer. Ce non-conformiste à la tête du laboratoire d'idées dénué de toute contrainte qu'est alors le Service de recherche de l'ORTF, supporte mal les pesanteurs d'une télévision soumise au contrôle du pouvoir. Avec le feu vert d'Emile Biasini, le nouveau directeur de la télévision venu du théâtre qui affirme ne rien connaître au petit écran, ils vont produire les premiers épisodes des Shadoks. Une expérimentation visuelle mais également sonore : la bande-son signée du compositeur Robert Cohen-Solal, une jeune recrue du Service de recherche, est réalisée à partir de bruits de métal, de verre brisé ou encore de caoutchouc, et offre pour la première fois à la très confidentielle musique concrète un débouché grand public. «Il ne s'agissait plus d'écrire de la musique, mais de la faire avec ses doigts et ses oreilles, témoigne-t-il. C'était exaltant, on avait carte blanche pour greffer sur les images et la voix de Claude Piéplu des sons jamais entendus jusque-là dans l'animation.»
Après le début des événements, la diffusion des Shadoks s'interrompt le 13 mai, lorsque les 12 000 salariés que compte alors l'Office de radiodiffusion télévision française commencent à faire grève pour protester contre l'absence d'indépendance et d'objectivité journalistique dans le traitement des manifestations. «Jacques était totalement absorbé par son travail et pas du tout expansif», confie à Libération son épouse, Marcelle Ponti-Rouxel qui montera par la suite avec lui leur propre studio baptisé aaa Production pour «animation, art graphique, audiovisuel». «Il a fini par s'intéresser à ce qui se passait dans la Maison ronde, toute cette effervescence l'a obligé à bouger, poursuit-elle. Mais sa principale crainte, c'était que les Shadoks ne reviennent jamais à l'antenne.»
Ils feront pourtant leur retour dès septembre, après une pause forcée qui ne calmera en rien la polémique, au contraire. Les Shadoks auront droit à leur «référendum» cathodique dans l'émission Midi Magazine présentée par Jacques Martin et, à partir de 1969, à une seconde émission intitulée Les Français écrivent aux Shadoks, alimentée par les plus féroces et cocasses lettres lues à l'antenne par le duo pince-sans-rire Jean Yanne-Daniel Prévost. «Le pouvoir n'aimait pas les Shadoks, affirme Marcelle Ponti-Rouxel, ils n'étaient pas habitués à une telle dérision.» La légende veut cependant que le Général ne se soit pas interdit de regarder l'émission à l'occasion et qu'Yvonne de Gaulle ait plaidé pour leur retour à l'antenne sous la pression de ses petits-enfants.
Pas plus que leur créateur, resté très discret pendant les événements de Mai, les récits surréalistes narrés par Claude Piéplu, par ailleurs excellent imitateur de De Gaulle, n'ont jamais laissé transparaître le moindre sous-entendu politique. Mais pour Thierry Dejan, les parallèles avec l'époque sont nombreux. «La compétition entre les Shadoks et leurs ennemis, les Gibis, pour aller sur Terre avec leur fusée, peut être vue comme une métaphore de la course à l'espace et aux armements entre gentils Américains et méchants Russes», dit-il. Et l'obsession de pomper n'est-elle pas une critique très situationniste de l'aliénation par le travail dans la société de consommation ? Marcelle Ponti-Rouxel se souvient, elle, d'un graffiti vu en Mai 68 dans une rue du XVe à Paris, représentant un combat de vilains patrons exploiteurs Gibis contre de gentils ouvriers exploités Shadoks. «Jacques était étonné mais content. Le dessinateur avait compris que la bêtise et la méchanceté des Shadoks étaient plus intéressantes et humaines que la supériorité des Gibis, qui n'ont rien à raconter.»