Non, il n’y a pas que des mauvaises nouvelles quand on parle d’Education nationale. Plein de profs motivés se démènent dans leurs établissements, inventent et réinventent des façons de transmettre aux élèves. Aujourd’hui, deux profs, de lycée général et professionnel, ont mené un projet d’immersion dans une tranchée de la Grande Guerre. On y était.
«Gilles, t'es encore vivant ? [Gilles fait le mort, allongé dans les feuillages, ndlr]
— Dis à ma femme que je l’aime.
— Mais c'est qui ta femme ?
— J'en ai pas.
— Vite, faites-lui du jambe à jambe, on le perd…»
S’ensuivent cris de fauve et roulades.
On a passé une nuit dans une tranchée de la guerre de 14 avec des ados de 16 à 18 ans. C'était sur les hauteurs du village de Machemont, dans les carrières de Montigny, à 20 kilomètres au nord de Compiègne (Oise). Pourquoi ici ? «Parce qu'ils ont bien voulu de nous. Pas si simple de trouver une tranchée où dormir», explique Anne-Sophie Bossaert, prof d'histoire-géo à la ville (à Amiens), en treillis et rangers (à Machemont). L'idée lui a pris un matin, au réveil, l'année dernière. «Je cherchais un moyen de sensibiliser mes élèves. A chaque fois, lors des commémorations, ils donnent l'impression de subir, alors que les élèves anglo-saxons, eux, sont beaucoup plus impliqués.» Elle en parle au petit-dej à son mari, qui l'écoute d'une oreille. «Il a dû me répondre quelque chose comme "Oui, ils ont du mal à s'identifier". Et je me suis entendue lui dire "Il faudrait qu'ils vivent comme les poilus pour comprendre".» Tilt dans sa tête. Elle appelle aussi sec son copain Thierry Blaret, prof de cuisine au lycée professionnel voisin, lui aussi à la recherche d'une idée. Son grand-père a été blessé pendant la Grande Guerre, il en a gardé le souci de transmettre. Leur projet était né : embarquer 50 ados le temps d'une nuit dans une tranchée. Deux classes amiénoises dans l'aventure, des 1ères scientifiques du lycée Branly et des terminales cuisine-service de La Hotoie. Dans les deux établissements, des profs ont ajouté leur grain de sel, faisant de la nuit dans la tranchée «le fil rouge de l'année».
«Madame, le réseau il a été enlevé exprès ?»
A Branly, le prof d'EPS avait concocté pour l'occasion un petit programme de mise en forme. Les élèves ont aussi parlé gaz moutarde en cours de physique, écrit un cahier intime de soldat en français et confectionné une bande son, à base de textes lus et d'extraits de films, pour se mettre dans l'ambiance une fois la nuit tombée dans la tranchée. Dans le lycée hôtelier, le projet a été l'occasion de parler gâchis alimentaire, gestion des déchets, rations dans les temps de vaches maigres, etc. Les élèves ont plongé leur nez dans les recettes de l'époque pour préparer la gamelle des «ados poilus» d'une nuit. Ce 19 avril au soir, ce sera «potage, haricots avec une tranche fine de viande et pomme», annonce Anaïs, avec son chignon haut et sa chemise à carreaux.
La nuit n'est pas encore tombée. Anaïs et deux copains qui préparent comme elle un bac cuisine ont réussi à soudoyer le guide pour qu'il leur montre, à la fin de sa visite, un endroit secret où les téléphones alignent une, deux voire trois barres de réseau. On les suit à la trace. Joie ultime, la 4G s'active, à condition d'être bien collé au piquet qui sépare du champ voisin. «Les poilus n'avaient pas de téléphone, d'accord, mais en même temps, ils ne savaient pas ce que c'était. En être privé, c'est autre chose», dit l'un d'eux, l'air grave et les yeux rivés sur «Snap»(chat). Plus tôt, pendant la visite, la prof d'histoire-géo, qui ne savait pas encore pour le réseau, jubilait guillerette : «Vous allez découvrir ce que c'est l'ennui. Les soldats s'ennuyaient énormément». Une élève interroge : «Mais madame, le réseau il a été enlevé exprès ?» On en est venu à se demander si, dans cette expérience de dormir sur la terre humide (sans sac de couchage puisque les poilus n'en avaient pas), le défi le plus coriace n'était pas de passer la nuit sans une once de lien avec l'extérieur. Même les profs finissent par faillir et viennent prendre leur petite dose près du piquet.
«Mélanger bacs généraux et bacs pro»
Le prof de maths, accompagnateur, remercie le ciel régulièrement. «Vous imaginez s'il avait plu ?» Cette nuit-là, coup de bol : 12 degrés était annoncé. Sur le coup de 20h45, dans une certaine euphorie, une balle aux prisonniers s'organise. Soulagement dans les rangs des profs. Ce moment d'union n'était pas gagné – à vrai dire ce sera le seul de la soirée-nuit. «Cela faisait partie des objectifs du projet : un esprit de camaraderie et d'ouverture entre eux, comme les poilus devaient en faire preuve envers les différents régiments. Mélanger les bacs généraux et les bacs pro relevait de cette logique», explique la prof.
Mais comme le raconte Pilou, en bac cuisine, l'histoire, pourtant super bien partie, a tourné au vinaigre. «Quand on a appris que les 1ère scientifiques allaient participer au voyage officiel du président de la République en Australie.» Il y a trois semaines, un coup de fil avait laissé la prof sans voix : la voilà invitée avec 10 de ses élèves à suivre Emmanuel Macron pour les commémorations du centenaire de la fin de la Grande Guerre. Le 25 avril 1918, les soldats australiens mettaient un coup d'arrêt aux Allemands, les empêchant d'envahir Amiens. Cette invitation, c'est un coup de Trafalgar pour Pilou : «Pourquoi eux et pas nous ? On s'est investis dans le projet, on a fait des extras en service avec notre prof pour le financer. On a l'impression d'être dévalorisés parce qu'on prépare un bac qui a une mauvaise image», lâche-t-il, amer. Colère aussi dans l'autre lycée, car seuls 10 élèves ont été choisis, les autres restent au sol. Vexés à l'os, une dizaine d'entre eux a déserté la sortie tranchée au dernier moment. La professeure reconnaît, un peu embêtée, que «tout est allé très vite, ils ont choisi notre lycée parce qu'on est jumelé avec un établissement australien, c'est tout».
Dans la carrière, minuit approche. Autour du feu, les ados hésitent entre spiritisme ou partie de Kem’s – il y a des choses qui ne changent pas d’une génération à l’autre. Paul, 16 ans, débarque avec ce qui fait penser à un bonnet de piscine et une couverture sur les épaules, prêt à en découdre. De sa grosse voix, le prof de cuisine appelle pour «un premier tour de garde dans la tranchée. Vous vous divisez en deux équipes». Les 1ères S, Lucas, Gilles, Jean, Amélie, Solène… sautent dans la tranchée, tandis que les bacs pro zonent «dans le théâtre de verdure» et se bidonnent à coups d’imitations. Dans la tranchée, deux couples se câlinent tandis que l’enceinte crache des bruits de guerre. Les autres trouvent vite le temps long. Les téléphones (sans réseau) restent vissés dans les mains : «Des lampes de poche qui servent d’appareil photo, madame». Vers 2 heures du matin, changement d’équipe. Les gamins de retour près du feu s’allongent à même la terre, certains envisagent de roupiller, étonnamment sages. Pas d’alcool, rien du tout. Presque louche. On a questionné la prof en aparté. «Ah… Ils ont quand même tâté le terrain en classe : « Madame, est ce qu’on pourra boire du vin comme les soldats ? »» Réponse de la prof : «Si jamais j’en surprends un avec de l’alcool, c’est petite foulée pendant deux heures.» Vu l’entrain avec lequel elle a réveillé les troupes avec son sifflet à 5h45 pour monter dans le bus, elle en était bien capable.