Cette fois, le «22 mars» est chassé de son fief. Las des incidents répétés qui émaillent la vie de son université -et de se faire traiter de «nazi» -, le doyen Grappin a décidé de fermer Nanterre. Les deux journées «anti-impérialistes» des 2 et 3 mai, organisées par le mouvement de Daniel Cohn-Bendit qui a réussi à unir sous la même bannière libertaire les différents groupuscules de la faculté, tournent à l’affrontement. Dès le matin, la rumeur d’une intervention des militants du petit mouvement d’extrême droite Occident s’est propagée. Régulièrement au Quartier Latin, ses militants musclés échangent des horions avec les activistes de l’extrême gauche. Au 44 rue de Rennes, quelques jours plus tôt, un groupe maoïste a attaqué une exposition consacrée au Sud-Vietnam. La bagarre a été sévère et plusieurs «fafs» sont blessés. Occident a décidé de répliquer en menant une expédition punitive.
On met l’université en défense, on place des guetteurs, on charrie des caisses de boulons et de cailloux, on va dans les bois proches couper des branches pour confectionner des lance-pierres. Devant ce regain d’agitation, craignant des affrontements violents, le doyen baisse les bras. Il ferme l’université. Il a l’appui des autorités gouvernementales. La veille, après avoir déjeuné avec Fernandel, De Gaulle a reçu les «forts des Halles» venus lui présenter le traditionnel muguet. Tout occupé de la conférence de Paris sur le Vietnam qui va prochainement s’ouvrir, il s’est penché vers le ministre de
l'Intérieur, Christian Fouchet : «Il faut en finir avec l'agitation de Nanterre.»
Depuis des mois, le mouvement étudiant, qui décline depuis la fin de la guerre d’Algérie, est partagé entre une poignée de groupes révolutionnaires animés en général par des anciens de l’Union des étudiants communistes que la direction du Parti a soigneusement épurée. L’Unef en déconfiture s’est dotée d’une direction provisoire avec à sa tête Jacques Sauvageot, proche du petit parti socialiste dissident, le PSU. Trois groupes trotskistes se combattent pour «construire le parti révolutionnaire» : les lambertistes de la Fédération des étudiants révolutionnaires (FER.), les frankistes de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) de Krivine, Weber et Bensaïd, et Lutte ouvrière, qui néglige le terrain universitaire et cherche à s’implanter dans les usines. Les marxistes-léninistes althussériens de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes - UJC(ml), on dit «l’UJ» - professent un maoïsme agressif bardé de théorie et de certitudes. D’autres prochinois sont regroupés autour d’Alain Badiou et de quelques autres au sein du Parti communiste marxiste-léniniste de France (PCMLF), encore plus raides. A coups de meetings enfiévrés, de manifestation bruyantes et minoritaires, ces militants divisés - mais qui s’accordent pour lutter contre Occident et le pouvoir gaulliste - entretiennent une activité débridée qui perturbe les autorités. Le «22 mars» de Nanterre est leur petite maison commune. Le 2 mai, ils sont tous réunis pour accueillir les «bandes armées du fascisme». L’université ferme. La bataille tourne court. Dans la même journée, on apprend que trois étudiants, dont Cohn-Bendit, sont convoqués devant un conseil de discipline, ce qui ajoute à l’effervescence. On décide alors de transporter la protestation à la Sorbonne, le lendemain 3 mai.