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Libération
L'année 68

Le 2 mai 68 vu par Frédéric Ciriez : Blocus Solus

Mai 68 raconté par des écrivainsdossier
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C’est le prologue du mois de luttes, la veillée d’armes : la longue gestation de Mai s’accélère soudain. Au soir, Nanterre est fermée : allumette est craquée.
La Sorbonne, occupée, au petit matin du 25 mai. Photo tirée du catalogue de la vente organisée le 15 mai par Christophe Goeury avec l’étude Millon à Drouot, «Claude Dityvon la poésie du regard». (Photo Claude Dityvon. Courtesy Millon)
par Frédéric Ciriez
publié le 1er mai 2018 à 17h46

Jusqu’au 1er juin, Libération donne quotidiennement carte blanche à des écrivains pour évoquer les événements, les souvenirs, l’héritage ou l’imaginaire de chacun des jours de Mai.

Les vingtenaires blacks-blancs-beurs conçu(e)s dans l'euphorie du Mondial 98 ont-elles et ont-ils, selon Ipsos, une image 1) favorable 2) moyennement favorable 3) négative de Mai 68 ? La Booster Academy, «réseau de centres d'entraînement intensif à la vente», servira-t-elle de modèle à l'université française dans vingt ans ? A l'ère de l'universelle Série, y a-t-il une narrativité spécifique pour raconter, au quotidien, en une sorte de live rétrospectif, la «mémorable crise» de 68 ? Mai commence véritablement le 3, disent les historiens. Nous sommes le 2. Aujourd'hui, c'est le prologue du Tour.

I

Des bras défoncent à coups de pioche la porte de la Fédération générale des étudiants en lettres de la Sorbonne. Le local est visité, des dossiers volés. Une croix celtique est peinte sur un mur. On met le feu, on cisaille un tuyau de gaz. On se tire, sans penser à la famille de l’administratif logée au-dessus. La femme de ménage prévient les pompiers à temps, vers 7 h 45. Les jeunes nationalistes du groupuscule d’extrême droite Occident, signifiant large pour les épaules de petits mecs en costard, sont déjà loin. Le commando ricane, vengé de la correction infligée aux siens le 27 avril par des gauchistes prochinois venus démolir une exposition sur les exactions commises par les Vietcongs. Depuis le début de l’année, Occident s’est allié au Front uni de soutien au Sud-Vietnam… Son ennemi absolu : la chienlit bolchevique et les gauchistes de tout poil. La journée sera longue, du lever au coucher du soleil, entre Paris et Nanterre, dans la proche banlieue ouest. Ce fait d’armes matinal est pourtant une éjaculation précoce pour les rats noirs d’Occident, futurs acteurs marginaux de Mai.

II

«Occident a revendiqué l’attentat ! Meeting demain dans la cour de la Sorbonne : liquidons les fachos !»

«Le doyen a porté plainte contre X : Occident ne revendique plus l’attentat mais accuse les trotskos pour faire diversion !»

«Occident ment : leur meeting prévu demain à Nanterre est un prétexte pour mener un raid contre les prochinois !»

«Aujourd’hui et demain ont lieu nos journées anti-impérialistes ! On les attendra, c’est la guerre !»

«Les paras soutiennent la bande d’Alain Robert et de Madelin ! Ils seront 200 en tout !»

«Huit "22 mars" vont passer en commission de discipline ! A bas le tribunal universitaire et tous les tribunaux bourgeois !»

«Faites circuler ce tract : "Hors de Nanterre les ratonneurs ! Les commandos fascistes seront exterminés."»

III

Ils (le magma hétérogène des étudiants d’extrême gauche - anars, situs et mystérieux «prochinois») constituèrent un camp retranché au cœur de la faculté des lettres et de sciences humaines de Nanterre, elle-même érigée au cœur d’un immense bidonville, sur un ancien terrain militaire, dans le quartier de la Folie. Ils s’inspirèrent du modèle martial et fantasmé déjà éprouvé par les étudiants de l’université de Pékin, entassèrent barres à mine, pieds de biche et projectiles, préparèrent des cocktails Molotov et des catapultes, organisèrent des sentinelles, postèrent des hommes sur les toits.

A Nanterre, les débats étaient houleux depuis des semaines : mixité des résidences, réforme Fouchet, avec son projet de sélection à l’entrée de l’université, choix des modes et lieux d’expression, définition du statut de l’université - franchise, voire asile.

A Bouguenais (Loire-Atlantique), 2000 ouvriers de Sud-Aviation, une entreprise alors dirigée par l’ancien préfet de police Maurice Papon, étaient en grève.

Les étudiants en état de siège sollicitèrent les ouvriers d’un chantier voisin pour bénéficier de leur appui logistique, dont des bulldozers.

Ils occupèrent l’amphithéâtre où l’historien René Rémond devait faire cours pour y projeter des films sur la guerre du Vietnam et la ségrégation raciale aux Etats-Unis.

Ils empêchèrent le corps enseignant d’enseigner, voulurent prendre en main le Savoir.

Dans les airs, Georges Pompidou, Premier ministre lettré, prenait de la hauteur et s’envolait vers l’Iran.

L’ennemi n’apparut pas.

IV

Ce jeudi 2 mai, le parcours du couple infernal violence / contre-violence épuise le jour en une sorte de cycle à la beauté dramatique. Comme si la jeunesse prête à en découdre ne voulait pas, ou plus, perdre de temps pour se mettre sur la gueule afin de régler ses comptes avec l’époque, l’Histoire, la société, les idéologies, le sexe, etc. De l’incendie à intention criminelle d’Occident au petit matin (la plainte sera classée sans suite après «enquête») à l’organisation en mode auto-défense parano du camp retranché de Nanterre, ce qui fascine, ce n’est pas l’irruption de la violence en tant que telle (puisque celle-ci n’aura lieu que le lendemain), mais l’accélération soudaine d’un long phénomène de maturation. Libido guerrière totale… survitaminée à la frustration sexuelle. La rumeur de l’imminence d’une attaque circule et galvanise. Les corps sont prêts : déterminés, ordonnés, stylisés, évoluant en un lieu unique à prendre ou à défendre. Ces corps en fusion ignorent pourtant à quel point le pouvoir institutionnel veille sur eux, paternaliste et soucieux d’éviter le don de la mort. Le soir du 2, le doyen de Nanterre, Pierre Grappin, ancien résistant, normalien, germaniste auteur d’un dictionnaire de référence, décide la fermeture administrative de l’université. C’est l’étincelle qui embrasera Paris le 3, avec le reflux des étudiants dans le Quartier latin. La fermeture est ici une ouverture.

V

Scénario : c’est la nuit, le campus semble désert mais un amphithéâtre est squatté. Un homme en costume cravate tiré à quatre épingles se tient debout dans un couloir à peine éclairé par un plafonnier de sécurité. Il a un visage émacié, les cheveux courts, des lunettes à monture circulaire. Il prend un jeu de clés dans sa veste. Ses mains tremblent. Il ouvre une porte dérobée par où s’engouffre un commando d’hommes cagoulés.

VI

Hypothèse : dans la nuit du 22 au 23 mars 2018, Philippe Pétel, doyen de la faculté de droit de Montpellier, rejoue la scène du 2 mai 68 à l’envers en permettant aux hommes d’une police occulte, dont peut-être des doctorants et des enseignants, de mater à coups de planches en bois les étudiants grévistes qui occupent un amphi. Résultat : déclenchement d’une série de blocus dans l’Hexagone… Cherchant moins «en ses murs» l’éradication des germes d’une répétition de 68 qu’une remise au pas étudiante, le doyen retourne le 2 mai originel sur la scène autoritaire du Savoir : la cible, ce sont désormais les étudiants (et la jeunesse), l’institution, c’est lui (autarcie et toute-puissance du droit… aussitôt exténuée dans la bouffonnerie de l’Histoire, avec à la clé pour le doyen Pétel une démission express et une mise en examen pour «complicité d’intrusion»). Hantise de 68 : l’événement n’a pas disparu, il a ses hoquets démentiels et ses huissiers négatifs.

VII

Blocus. Bloquer. Débloquer… Le 2 mai 68, dans sa configuration pré-insurrectionnelle, pose la question psychiatrique du monde comme ouverture et fermeture, circulation et enfermement. Il interroge également le contemporain dans sa capacité à accepter ou refuser la nécessité d'un locus solus - lieu unique, éventuellement solitaire, comme on peut le dire du diamant, en tout cas principe de différence, réelle ou imaginaire, accessible à chacun : hétérotopie telle que définie par Michel Foucault, lieu autre accueillant expérimentateurs et non-performants de la société ; parc et villa du Locus Solus de Raymond Roussel (1914), où l'inventeur Martial Canterel présente à ses visiteurs les prodiges innocents et pervers du Savoir, comme le spectacle de la répétition des événements décisifs d'une vie chez des sujets morts ; universités pleinement universelles.

Jeudi, le 3 mai vu par Mathieu Bermann.

Né en 1971, Frédéric Ciriez est romancier, auteur de théâtre, critique et scénariste. Dernier ouvrage paru: Bettiebook, Editions Verticales, 2018

Nous publierons chaque jour de mai une photographie de Claude Dityvon, autodidacte, mandaté par aucun journal, qui a suivi les événements de Mai 68 au jour le jour. Loin du photoreportage, ses images sont plutôt des «impressions»: des atmosphères de chaos ou de grande sérénité, des univers poétiques… Lauréat du prix Niepce en 1970, il fonde en 1972 l'agence de reportages Viva aux côtés de Martine Frank, Richard Kalvar ou Guy Le Querrec.