Je suis né le 1er mai 1986. Et du 3 mai 1968, qui marque le début de la révolte étudiante, à vrai dire, je ne savais rien de précis. Une fois documenté, je n'en sais guère plus. Sinon des faits, qui déjà appartiennent aux livres d'histoire, au même titre que 1515, la nuit du 4 août, ou encore les armistices de 1918 et 1945, etc. Des faits que je peux retranscrire, mais que je ne sais pas vraiment ressentir. Les voici.
Contre la fermeture de la faculté de Nanterre, a lieu dans la cour de la Sorbonne une petite manifestation d'environ 300 étudiants - cette faible mobilisation est un échec, diront certains. Pour l'instant, et contrairement à l'image qu'on aura du mois à venir, tout n'est qu'ordre. Le journaliste d'Inter Actualités décrit une première ligne d'étudiants parmi les «enragés de Nanterre» censés filtrer l'entrée, «un groupe de choc» secondé par des «troupes de réserve» formées en carré d'une quarantaine d'étudiants. Bottes, casques, bêches, barres de fer, pieds de chaise, les moyens ne manquent pas, justifiés par cette seule fin : empêcher l'accès aux militants d'extrême droite du mouvement Occident - qui, la veille, ont incendié les locaux de la Fédération générale des étudiants en lettres. «On ne se défend pas par la parole contre le mouvement Occident», se défend Daniel Cohn-Bendit, et par la parole donc, au micro du reporter qui ne manque pas d'être surpris par un tel arsenal.
Mais la sécurité de la Sorbonne, que les étudiants entendent assurer contre le groupe Occident, le recteur de l’université estime être mieux placé qu’eux pour s’en charger : par crainte d’incidents, il requiert une intervention de la police. La Sorbonne est évacuée, les étudiants embarqués dans des paniers à salade pour que soit vérifiée leur identité. Retour à l’ordre, certes ; mais à trop grands frais sans doute, car l’effet s’avère inverse de celui escompté.
Très vite, la nouvelle fait le tour du Quartier latin qui s’échauffe. Des étudiants, dont le nombre est largement supérieur à la poignée de ceux qui manifestaient plus tôt dans la Sorbonne, protestent contre l’intervention de la police qui, selon sa propre logique, intervient de nouveau. Des barricades se dressent et les pavés ne restent pas longtemps sous les pieds des étudiants - ce sont les premiers de Mai 68.
En noir et blanc
En ce 3 mai 1968, les choses, qui n’ont pas encore le statut d’événements, sont alors, j’imagine, plus spontanées, voire insouciantes, qu’elles ne le seront par la suite - mais peut-être pas, après tout. Un avant-goût, déjà bien prononcé, de la répression policière se joue précisément ce 3 mai, qui à coup sûr ne surprendra plus les manifestants des jours suivants, lesquels sauront désormais à quoi s’en tenir. Y aller, ne pas y aller ? Dorénavant, chacun y répondra en connaissance de cause. Mais cette connaissance manquait en partie, je crois, à la plupart de ceux qui ont participé à cette journée, et notamment les milliers qui ont manifesté pour soutenir les quelques centaines de manifestants de la première heure embarqués par la police, et qui n’en faisaient donc pas partie puisqu’ils ne s’étaient pas mobilisés auparavant.
Dans les archives de l’INA, on sent en effet l’incrédulité des gens qui sont là. Sur l’une des vidéos, les policiers vêtus de grands manteaux noirs, dont ce n’est pas mentir que de dire qu’ils ressemblent à ceux des SS, entrent dans la Sorbonne. Les cloches sonnent. Règne un calme étrange. Des étudiants continuent d’évoluer devant les policiers, le regard soucieux, sinon inquiet. Dans un camp aussi bien que dans l’autre, et peut-être parce qu’ils n’ont pas encore l’impression d’appartenir à des camps distincts, personne ne sait quoi faire.
Tout à coup, nous voici sur les boulevards - c'est la même vidéo. L'agitation est plus grande, quand bien même certains veulent la contenir : «Silence ! Du calme ! Du calme !» réclament des voix perdues dans la foule - l'image et le son ne coïncident pas toujours. Et puis ce sont des cris. Et des sifflets. Un homme, qu'on ne voit pas, se met à parler et c'est incompréhensible, sinon ces mots dits d'une voix chevrotante : «Mais putain, va !» Un autre s'exclame : «C'est un régime policier ! C'est un régime fasciste et réactionnaire !» On entend aussi : «Les salauds !» Une fille, à la voix plaintive, dit quelque chose comme : «Il a mal à la main…» Un garçon : «Vous faites le jeu des extrémistes !» Une autre phrase d'un autre garçon, dont le début s'est perdu : «…de gauche et de droite !» La même fille, du même ton : «Mais regardez mon oreille ! Qu'est-ce que j'ai repéré ?»
«Mais vous êtes fous, non ?»
Une autre femme s'indigne : «Quelle bande de salauds, là !» La précédente reprend : «Mais regardez sa tête, il a mal à l'oreille.» On comprend alors qu'elle ne parlait pas d'elle. Un homme, d'une grosse voix : «Vous n'avez pas honte, non ?» Un autre : «Des salauds !» La grosse voix, de nouveau : «Vous n'avez pas honte, non ?» Deux filles, ou peut-être plus : «Mais arrêtez, quoi ! Arrêtez ! Arrêtez ! Espèces de brutes, enfin !» C'est la voix de la raison qui supplie et croit encore au pouvoir des mots. Des hurlements au loin. Les mêmes filles, qui espèrent encore : «Mais arrêtez ! Ecoutez, quoi !» Un policier, resté sourd à leurs supplications, ne reste pas muet : «Allez, emmenez-moi ça !» Des femmes, encore : «Non, écoutez, laissez-le…» Un homme, qui s'égosille : «Mais arrêtez !» Une femme : «Mais… mais vous êtes fous, non ?» Sur l'image, sans qu'on sache si elle correspond vraiment à ce qu'on entend, des policiers encerclent une voiture. Côté passager, une femme en est sortie, peut-être d'elle-même. Ce n'est pas le cas, semble-t-il, de celui ou celle qui conduit. Un homme, aussi résigné que scandalisé : «Mais enfin, messieurs, gardez votre calme, au moins.» Une femme : «Non, messieurs, je vous en prie !» La vidéo prend fin. C'est une réalité en noir et blanc. Une réalité historique qui ainsi perd un peu de sa réalité.
Vivre cette journée du 3 mai. Pas ce qu’elle représente, pas ce qu’elle symbolise, mais ce que cela fait d’y être et d’en faire partie, il est presque aujourd’hui impossible de se le figurer et de le ressentir. Mais sans doute pas plus que pour ceux qui l’ont vécue et n’en avaient aucune idée avant de la vivre. Et au-delà, vivre le mois de mai 68 et ses conséquences immédiates, ce que cela fait : je ne le sais pas et je ne le saurai jamais.
Cette année-là paraît le Soleil noir de Barbara, dont quelques vers représentent pour moi, sinon la liberté, du moins une libération : «Légère, si légère, j'allais court vêtue/ Je faisais mon affaire du premier venu/ Et c'était le repos, l'heure de nonchalance/ A bouche que veux-tu, et j'entrais dans la danse/ J'ai appris le banjo sur des airs de guitare/ J'ai frissonné du dos, j'ai oublié Mozart…» Il ne m'est jamais venu à l'esprit de les relier aux événements de Mai, ou alors d'une manière qui n'a rien d'historique.
De même qu’il existe dans nos vies intimes des batailles de Valmy et de Waterloo où l’on se bat à coup de sentiments et qui n’ont rien (ou bien tout) d’héroïque ; de même qu’il existe des nuits du 4 Août où, pour le meilleur et pour le pire, s’abolissent des privilèges qu’on croyait éternels ; il existe un Mai 68 qui ne commence pas le 3 mai, et qui en réalité ne date pas seulement des années 60, et que chacun connaît à un moment de sa vie, et pourquoi pas à plusieurs, quel que soit le siècle ou l’époque.
Et ça, je le sais.
Mathieu Bermann Agrégé de lettres et spécialiste des contes licencieux de La Fontaine, Mathieu Bermann est l’auteur de deux romans. Dernier ouvrage paru : Un état d’urgence Editions P.O.L, 2018