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Mai 68

Le 5 mai vu par Olivier Guez : Tante Yvonne est enrhumée

Mai 68 raconté par des écrivainsdossier
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Le préfet Grimaud passe un dimanche «paisible», le jeune Mélenchon ronge son frein devant un gigot-flageolets, le Général se met au roumain et Cohn-Bendit se demande ce que ferait Krivine pour faire l’inverse…
Le 6 mai 1968 place Maubert à Paris (photo tirée du catalogue de la vente organisée le 15 mai par Christophe Goeury avec l’étude Millon à Drouot,«Claude Dityvon, la poésie du regard»). (Photo Claude Dityvon. Courtesy Millon)
publié le 4 mai 2018 à 18h06

J'ai choisi le 5 mai 1968 à la légère. Début janvier, Libération m'a envoyé un calendrier du Mai français (d'un œil distrait examiné) et j'ai sélectionné le 5/5, par superstition, sans prêter attention aux événements qu'il faudrait relater. Maintenant, je le regrette : il ne se passe rien ou presque, un dimanche «paisible», écrit Maurice Grimaud, le préfet de police de Paris, dans ses Mémoires.

«Rien» en comparaison de la pagaille du 3 : la police a dégagé la Sorbonne où s'étaient rassemblés Cohn-Bendit et les Nanterrois pour s'opposer à la fermeture de leur université. Pendant leur transfert vers un commissariat où l'on contrôlerait leur identité, des étudiants ont affronté les forces de l'ordre. Le lendemain, huit prévenus ont été condamnés à la prison avec sursis par la 10e chambre correctionnelle.

Et le 5 ? La chambre siège exceptionnellement, il faut marquer les esprits. A l'audience, le commandant Demuriez, 54 ans, témoigne : «Vendredi, j'ai vu des garçons fous furieux dressant des barricades, faisant fondre le goudron avec du feu pour dépaver la chaussée. J'ai vu, pour la première fois de ma carrière, des forces de police obligées de reculer devant une offensive à coups de pavés.» Quatre insurgés écopent de deux mois de prison ferme pour agressions sauvages.

Ces condamnations vont mettre le feu aux poudres. Evidemment, personne, encore, ne le sait. Alors, en attendant le grand basculement du lendemain, je vais romancer quelque peu ce dimanche printanier.

Lorsque le jugement lui est communiqué, le préfet Grimaud, assis à son bureau Empire, desserre machinalement son nœud de cravate. De la prison ferme, c’est très rare pour des manifestants. A sa nomination, De Gaulle et Pompidou lui ont vanté l’efficacité de son prédécesseur, Maurice Papon. Maintenant que l’affaire algérienne est réglée, Grimaud souhaite plutôt désengorger la circulation et fermer les hôtels de prostitution. Il voudrait des agents de police courtois, capables de calmer les excités avec placidité. Il pressent que ces réformes ne sont plus à l’ordre du jour : il a été frappé par la violence des échauffourées de vendredi, la sauvagerie des étudiants, la rage froide de ses hommes. Posté maintenant devant une fenêtre entrouverte, le préfet Grimaud réfléchit. Des pèlerines bleues vont et viennent, la Seine scintille, Notre-Dame carillonne et, place Louis-Lépine, des badauds se pressent au marché aux oiseaux.

A la même heure, midi, Dany Cohn-Bendit émerge. La veille, il n'a pas dormi : relâché au petit matin, sa garde à vue a été pénible, les flics considèrent qu'il est responsable des émeutes. L'un d'eux lui a balancé : «Mon petit père, tu vas payer. C'est dommage que tu n'aies pas crevé à Auschwitz avec tes parents parce que, comme ça, on n'aurait pas à le faire aujourd'hui…» Le rouquin n'a pas cédé à l'intimidation mais il a eu très peur. Il boit un café en songeant à son programme du jour, un dilemme : préparer sa défense du lendemain devant le conseil de l'université ou bien retrouver deux Hollandaises croisées à Nanterre trois jours plus tôt. Que ferait Krivine ? Il passerait l'après-midi à exhumer des citations de Marx et de Lénine pour étayer son plaidoyer. Alors Cohn-Bendit enfile un jean, une chemise froissée, et court retrouver les Bataves. Une bonne pirouette vaut mieux qu'un long discours, se dit-il, en arpentant les boulevards, les gens et les médias raffolent du spectacle, il l'a compris depuis le début du Mouvement du 22 Mars et, à présent reposé, il se sent prêt à tout, le soleil brille, Paris va s'enflammer, la banque bientôt sauter.

A Lons-le-Saunier, Jean-Luc Mélenchon, 16 ans, mâchonne maussade un gigot-flageolets. Sa mère, son oncle Gilles, sa tante Sylvie, et un couple de leurs amis (Gérard et Dominique) se réjouissent de l'ouverture du premier supermarché dans le Jura et de la livraison prochaine de la nouvelle R16 de Gilles. «Bande d'aliénés», pense l'adolescent qui aimerait leur parler des ravages de la société de consommation (bien qu'il rêve d'une paire de Clarks) et des insoumis du Nord-Vietnam. Au dessert, une tarte aux pommes caramélisées dont Jean-Luc raffole, la troublante Dominique lui demande s'il part cet été en Dordogne avec les jeunes de la paroisse, comme l'an passé.

A Téhéran, où il est en visite officielle, le Premier ministre, Georges Pompidou, confère des avantages de l’énergie nucléaire et du poète Omar Khayyam avec Sa Majesté le chah, dans les jardins du palais impérial.

A l’Elysée, le général de Gaulle s’impatiente, son appariteur roumain est en retard. Le grand homme part à Bucarest dans moins de dix jours et il lui faut des rudiments de roumain, quelques formules chocs qui enflammeront le cœur des Balkaniques et de leur nouveau dirigeant, le prometteur Nicolas Ceausescu. Décidément, tout l’ennuie ce jour-là, tante Yvonne (enrhumée), les mollassons qui l’entourent et ne cessent de quémander, et les jeunes cons entrés en ébullition vendredi soir. L’ordre public régnera, marmonne-t-il, lorsqu’enfin le professeur Titulescu est introduit dans le bureau présidentiel.

L’après-midi bien entamé, tout s’accélère désormais.

Le préfet Grimaud réunit ses collaborateurs afin d'arrêter les dispositions pour le service d'ordre du lendemain. Deux manifestations sont prévues, la première, le matin, doit soutenir Cohn-Bendit et les autres accusés déférés devant le conseil de discipline, la seconde en fin d'après-midi, place Denfert-Rochereau, sous la bannière de l'Unef. A 17 heures, il est reçu par le ministre de l'Intérieur. Christian Fouchet insiste sur la nécessité de dédramatiser : «Vos hommes doivent garder leur sang-froid», lui dit-il.

Chez les Miller, dans le XVIe arrondissement de Paris, Gérard, 19 ans, a enfin éteint la télé. Depuis que ses parents l'ont achetée, il passe chaque jour des heures devant, fasciné, zappant de la première à la deuxième chaîne, de la deuxième à la première, d'un doigt expert. Ce 5 mai, il a enchaîné Pulsation (Claude Nougaro a chanté A tes seins, Alan Shelly interprété Lady Black Wife accompagné par l'orchestre de Manu Dibango) puis Télé-Dimanche, Gérard Miller adore Raymond Marcillac. A présent, il déchiffre dans sa chambre la dernière livraison des cahiers marxistes-léninistes que son grand frère Jacques-Alain, un garçon plus sérieux, lui a ramenée la veille.

Alain Geismar, le secrétaire général du Snesup, tient une conférence de presse. Il énonce les revendications des contestataires : réouverture de la Sorbonne et des facultés, départ de la police du Quartier latin, libération des étudiants emprisonnés.

Le dîner familial des Grimaud est interrompu par un coup de téléphone. Christian Fouchet, résolu, dans sa DS noire qui quitte l’Elysée : le Général insiste, force doit rester à la loi.

Après avoir regardé les filles place de la Liberté sans oser les aborder, Jean-Luc Mélenchon a regagné l'internat du lycée Rouget-de-Lisle. Il contemple les posters de Sheila et de Mao qui ornent sa triste chambre et se dit qu'il va y avoir du grabuge à Paris et qu'il devrait faire quelque chose, mais mardi il a un contrôle sur la Terreur, or il n'est pas mauvais en histoire et son passage en terminale n'est pas assuré. «Mon tour viendra», maugrée-t-il, en ouvrant son manuel.

Dany Cohn-Bendit peine à trouver le sommeil. Il espère que le rassemblement pour le soutenir aura un large écho et que la contestation va se généraliser.

A 23 h 05, le bulletin météorologique d’Europe numéro 1 annonce qu’il fera un temps splendide à Paris, le lundi 6 mai 1968.

Né en 1974, Olivier Guez est journaliste et écrivain. Auteur de cinq essais et de deux romans, il a obtenu en 2017 le prix Renaudot pour la Disparition de Josef Mengele. Dernier ouvrage paru La disparition de Josef Mengele Grasset, 2017.

Lundi, le 7 mai vu par Lise Charles.