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Libération
Reportage

Au tribunal d’instance d’Abbeville, «ici, au moins, il y a un dialogue»

«Libération» est allé dans la Somme, vendredi, pour observer ce qui se passe devant le juge en cas de petits litiges, dont certains seront traités via Internet dans la réforme qui prévoit de fusionner les tribunaux d’instance et de grande instance.
Au tribunal d'instance d'Abbeville, vendredi. (Photo Richard Baron. Light Motiv pour Libération)
par Stéphanie Maurice, Envoyée spéciale à Abbeville Photo Richard Baron. Light Motiv
publié le 6 mai 2018 à 19h26

C’est le défilé des impayés, en ce vendredi matin d’audience, au tribunal d’instance d’Abbeville (Somme). Des crédits à la consommation pas remboursés. Des loyers en retard, où les propriétaires se présentent eux-mêmes devant le juge et où le locataire se défend seul. C’est du droit civil, avec des litiges à moins de 10 000 euros, malfaçons dans les travaux, arbres du voisin qui dépassent. Quelques référés aussi, des expulsions demandées par la société HLM locale. Cette justice de la France d’en bas, que la prochaine réforme judiciaire, présentée en Conseil des ministres fin avril, veut bouleverser, en fusionnant les tribunaux de grande instance (TGI) avec les tribunaux d’instance, chargés de trancher les petits litiges.

Déshabillage. Ici, les affaires racontent le territoire, rural et pas bien riche. Une propriétaire pas revancharde attend son tour : son locataire n'a pas payé pendant quatre mois, un passage à vide après une séparation. Depuis, il a déménagé et elle voudrait récupérer son dû. L'ambiance est étrangement détendue, pour qui connaît le cérémonial des tribunaux correctionnels. On a fait attention à ses habits, pour paraître sous un jour avantageux, mais sans sortir les tenues des grandes occasions.

Le président de l'audience, Thibaut Spriet, interroge un justiciable : «Est-ce que vous représentez votre épouse ?» Le monsieur répond : «J'ai pas le petit mot.» Il veut dire la procuration, il n'est pas le premier à l'avoir oubliée. La plupart des personnes, ici, n'ont pas l'habitude du droit et de ses complexités. Devant le juge, une dame au visage fatigué et doux, menacée d'expulsion. Elle doit 1 324 euros de loyer, d'après le dossier. Mais elle a apporté son décompte, elle a réussi à rembourser une partie et ne serait plus débitrice que de 424 euros. Elle explique la perte de son emploi, sa voiture tombée en panne. Me Gonzague de Limerville, avocat opposé à la réforme, se penche : «Vous imaginez si elle avait dû aller à Amiens ?» Même si la ministre de la Justice a promis qu'aucun tribunal d'instance ne fermerait, tout le monde craint un déshabillage progressif, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'une coquille vide. Ce qui énerve Jean-Marc, agriculteur qui représente son Gaec, un groupement agricole, au tribunal : «A Amiens, c'est "affaire suivante", comme en Amérique. On n'a pas le temps de s'expliquer, si vous n'avez pas un avocat compétent, vous êtes balayé. Ici, au moins, il y a un dialogue.»

Le scénario est connu à Abbeville : avec la réforme de Rachida Dati, en 2009, le tribunal de grande instance a déménagé à Amiens, la ville-centre, à 50 kilomètres de là. Les fonctionnaires qui y étaient affectés ont suivi, les besoins en avocats locaux ont chuté. Certains ont failli mettre la clé sous la porte. Le bâtiment a été physiquement divisé en deux, et la moitié vide est à vendre. «Vous voulez acheter la moitié d'un tribunal ?» ironise Gonzague de Limerville. Mais voilà, on s'est rendu compte que les gens du cru ne bougeaient pas si facilement. Alors des audiences foraines - c'est leur nom - ont été instituées pour le tribunal de police et les juges pour enfants et aux affaires familiales se déplacent une fois par semaine à Abbeville.

La dame est toujours à la barre. En août, elle va être retraitée, tout ira mieux. Thibaut Spriet veut savoir si elle a sa demande de retraite, elle farfouille dans sa pochette à rabat et trouve le papier. Une autre, elle aussi au bord de l'expulsion, bénéficiaire de la Caisse d'allocations familailes (CAF), n'a pas réussi à imprimer son justificatif. «Je ne connais pas trop les ordinateurs», s'excuse-t-elle.

Patates. Ce que prévoit la réforme, c'est de dématérialiser ces petits contentieux : le demandeur remplira un formulaire Cerfa en ligne, et devra joindre les pièces nécessaires, constat d'huissier, photos, bail, etc. Le défenseur devra rétorquer par la même voie, et le magistrat statuera. «Il faudra penser à tout ce que le juge peut demander, prévient Thibaut Spriet. On ne peut pas avoir vingt échanges de mails.» Dans les tribunaux sera prévu un accueil avec des postes informatiques. «Les gens ont besoin de parler à un juge, s'exclame Gonzague de Limerville. Et cela ne pourra pas se faire devant une machine !» Thibaut Spriet rappelle la vertu de l'audience : «Les personnes entrent dans le tribunal en pensant être dans leur bon droit. Tout le temps qu'elles attendent leur tour [à entendre les autres dossiers, ndlr], elles écoutent autre chose que les clichés de leur monde, et mettent de l'eau dans leur vin.» Les propriétaires peuvent ne pas être plus riches qu'elles, et les mauvais payeurs avoir une fierté à rembourser leurs dettes, quitte à manger des patates.

Mais à la chancellerie, l'idée est de diminuer le nombre de procès, à cause du manque de personnel, affirment les avocats. Les gens vont reculer devant la complexité de la procédure, et le nombre d'affaires chutera. C'est ce qui s'est passé avec la réforme des prud'hommes, où les demandeurs doivent chiffrer précisément leur préjudice : à Abbeville, 223 procédures en 2015, 152 en 2017. Le risque ? Que les gens règlent leurs contentieux autrement. Me Jérôme Crépin, avocat à Abbeville, insiste : «La justice de proximité est une justice pédagogique et efficace.»