Jusqu'au 1er juin, Libération donne quotidiennement carte blanche à des écrivains pour évoquer les événements, les souvenirs, l'héritage ou l'imaginaire de chacun des jours de Mai.
Un jardinier en salopette taille les haies de lauriers avec un sécateur rouge. Le 8 mai 1968, j’ai 2 ans et demi ; j’habite une maison avec parc dans un quartier résidentiel bourgeois de la banlieue ouest de Paris. Je pédale sur un tricycle rouge autour d’un chêne centenaire. J’apprends les règles du croquet : à l’aide d’un maillet, il faut faire passer une boule en bois à travers des arceaux, mais mon frère semble plus enclin à viser mes tibias. Ma nurse allemande se prénomme Ann-Gret ; après une adolescence militante dans les Jeunesses hitlériennes, suivie d’une grosse déception militaire, elle s’est réfugiée chez nous avec son loden vert et son chignon gris. Elle promène Charles et moi autour de la mare Saint-James. Nous jetons du pain de mie aux canards pour qu’ils sortent de l’eau. Les marronniers de l’avenue de Madrid sont en fleurs. La brise emporte les pétales blancs dans les airs, comme s’il neigeait au printemps. Les rues et les jardins de Neuilly-sur-Seine sont blanchis par le pollen qui colle à la rosée ; certains résidents âgés sont pris de quintes de toux. Un policier en képi siffle quand des garçons en culotte courte jouent au football sur la pelouse interdite. Ce sera la seule infraction notable de la journée. Un homme portant un chapeau blanc pêche dans le lac ; je n’avais jamais imaginé qu’il puisse nager des poissons dans cette eau croupie.
Je m’allonge sur le gazon pour regarder le soleil à travers les feuilles des arbres. Les rayons s’infiltrent entre les branches remuées par le vent. Quelques nuages cotonneux glissent dans le ciel comme les cygnes sur le lac. La surface de l’eau brille tellement qu’elle pique mes yeux. Sous mes paupières, la lumière forme des arabesques orange et turquoise. Je joue à m’éblouir pour profiter ensuite de ce feu d’artifice imprimé sur mes rétines ; en appuyant mes poings sur mes yeux fermés, je transforme les phosphènes en losanges psychédéliques qui me tournent la tête. Je n’entends que le chant des oiseaux, les rires d’enfants et les cris des nounous qui appellent des prénoms en anglais, allemand et espagnol. Ce matin, mon père a mis une cravate pour aller travailler dans son bureau aux Champs-Elysées ; ma mère nous attend à la maison en jupe écossaise. Je croque un morceau de pomme, je souffle sur un pissenlit pour envoyer ses pistils dans les airs, comme la figurine dessinée sur le dictionnaire Larousse, qui «sème à tout vent».
Au Jardin d’acclimatation, nous montons sur un manège et nous tournons sur des chevaux de bois. Les platanes et les pins deviennent mobiles. Les barques sur le lac, les voitures décapotables et Ann-Gret disparaissent de mon champ de vision, puis reviennent, puis disparaissent, et réapparaissent. Je tourne dans l’odeur de gazon coupé. Devant moi, Charles sur son cheval blanc est le seul point fixe ; le reste du monde défile à toute vitesse sur fond d’orgue de Barbarie, les troncs d’arbre dansent, un vendeur de glaces arrive et repart, des massifs de roses jaillissent avant de s’évanouir. Lorsque le manège s’arrête, je réclame de l’eau. Ann-Gret me tend mon biberon. Une guêpe vrombit près de mon oreille. Je cours pour lui échapper. Pris de frayeur, Charles recule de trois pas et se cogne la tête contre le grillage des autos-tamponneuses. Ann-Gret le gronde alors qu’elle devrait souffler sur sa bosse. Charles pleure ; nous rentrons à la maison qui se situe à cent mètres. De ma poussette, je vois la cime des marronniers qui forme un toit : les feuilles vertes sont des pointillés abstraits qui clignotent dans la blancheur. Le ciel est traversé de tourterelles qui fuient - on les comprend - le tir aux pigeons. Les roues à rayons du landau émettent un cliquetis rassurant sur le trottoir de la rue de la Ferme. Le bois de Boulogne est une forêt magique parsemée de grottes, de châteaux, de chevaux, de jardins multicolores, de montagnes russes, de grandes cascades et de bosquets remplis de statues, arrosés par des jets d’eau.
Notre maison est protégée par une grille surmontée de pointes vertes. A la télévision, les actualités en noir et blanc annoncent l'intronisation de monseigneur Marty, nouvel archevêque de Paris, portant la mitre et la crosse en la cathédrale Notre-Dame, puis des échauffourées entre la police et les étudiants devant le café-tabac Le Cluny, à l'angle des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain (mais le reportage ne diffuse pas le son des explosions). Cinquante ans plus tard, je sais qu'Alain Geismar a pleuré ce jour-là rue Saint-Jacques, pas seulement à cause des gaz lacrymogènes, mais parce que, en ce 8 mai 1968, à la suite d'une négociation secrète avec le gouvernement, les étudiants de la Sorbonne ont failli renoncer à la révolution, avant de se raviser dans la soirée. Ce fut «une journée de doute et d'amertume».
Tous les mouvements sociaux traversent ces moments d'incertitude, où la tentation de renoncer alterne avec l'envie de tout foutre en l'air. Par exemple, à l'heure où j'écris ces lignes, cinquante ans plus tard, les grévistes hésitent comme ce jour-là, quand j'avais 2 ans et demi, entre la résignation et la colère. «C'est l'heure de la sieste», dit maman. Or je ne veux pas dormir. Dans mon petit lit à barreaux, je sanglote en regardant le réverbère de la rue qui me rappelle l'allumeur du Petit Prince, dont j'écoute souvent le disque, lu par Gérard Philipe : «A mille milles de toute terre habitée… j'étais bien plus isolé qu'un naufragé sur un radeau au milieu de l'océan.» Je pleure de rage et de haine impuissante. Je veux jouer avec mon frère. Je veux encore un câlin de ma mère. Je ne veux pas être traité comme un bébé. Je suis un grand garçon, merde : pas question de dormir à 14 h 30 ! La porte de ma chambre est fermée. Ma mère est redescendue dans le salon, Ann-Gret ne viendra pas (elle ne cède jamais), Charles s'est endormi. Après cinq minutes de furie solitaire à m'égosiller pour rien, je cesse de couiner. Je contemple encore un peu le mobile qui tremble au-dessus de mon lit d'enfant, dont la boîte à musique a arrêté d'interpréter en boucle la Petite Musique de nuit en plein jour. Je distingue un morceau de ciel bleu par la fenêtre. Je sèche mes larmes et j'arrête de gigoter en vain. J'appuie sur mes paupières pour faire apparaître de nouvelles visions géométriques, qui vont progressivement se transformer en rêve. C'est la première fois que je renonce à la révolution, mais pas la dernière.
Publicitaire, chroniqueur, réalisateur, people et écrivain: Frédéric Beigbeder, 53 ans, a tout fait. Dernier ouvrage paru : «Une vie sans fin», Grasset. 2018. Dernier ouvrage paru : Une vie sans fin
Grasset. 2018.
Mercredi, le 9 mai vu par Tariq Ali.