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Libération

9 mai : Aragon sifflé devant la Sorbonne, la Mutualité prépare le grand jour

publié le 8 mai 2018 à 17h06

C'est le jeudi de la veillée d'armes. Le compromis a échoué. On manifestera le 10 mai. Le préfet Grimaud est inquiet. Il a dû détacher une partie de ses forces en province pour faire face à des manifestations paysannes. Il sait qu'il devra affronter une masse d'étudiants déterminés le vendredi soir et craint de manquer d'effectifs. Les étudiants, eux, poursuivent leur action de mobilisation. Ils savent que leur mouvement est populaire : un sondage Ifop montre que 61 % des Français approuvent les étudiants. Quant à la base, elle veut poursuivre à tout prix ce mouvement inédit qui défie l'autorité et ouvre sur le rêve du grand chambardement. Geismar, Sauvageot et Cohn-Bendit, le trio désormais célèbre qui incarne la protestation, improvisent un meeting à la mi-journée devant la Sorbonne fermée et gardée par la police. Soudain, on crie dans la foule : «Vive le Guépéou ! Vive Staline !» On montre du doigt un homme maigre et chenu qui s'avance vers les orateurs. C'est Aragon. On siffle. «Tout le monde a le droit de parler !» lance Cohn-Bendit qui tend un mégaphone au poète compagnon de route du PCF. «Je suis avec vous !» crie Aragon. «Pourquoi n'étiez-vous pas dans la rue ?» demande Cohn-Bendit, qui se réfère aux réactions négatives parues dans l'Humanité. «Je ferai tout pour vous amener le maximum d'alliés», répond le poète naguère thuriféraire de Staline. Le soir, la JCR a prévu de longue date un meeting «anti-impérialiste» à la Mutualité. Cohn-Bendit demande qu'il soit ouvert «à tous les révolutionnaires», ce que les trotskistes acceptent sous les applaudissements de la foule. La salle de la Mutualité est bondée quand s'ouvre le meeting sous une banderole qui proclame «De la révolte à la révolution». Les orateurs se succèdent, plus enfiévrés les uns que les autres, à l'exception des maos de l'UJC (ml) qui veulent arrêter le mouvement étudiant et transmettre le flambeau «à la classe ouvrière». Le lendemain, ils interdiront à leurs militants de participer à la manifestation. Les autres exaltent l'unité nécessaire dans la lutte, au-delà des divergences idéologiques qui séparent les groupes révolutionnaires. Péninou appelle à la constitution de «comités de base» dans les facs, les lycées et les usines, un mot d'ordre appelé à prospérer. La foule quitte ensuite la Mutualité, épuisée mais toujours fervente. Elle a rendez-vous le lendemain, 10 mai, à 18 h 30, aux abords du Quartier latin ; certains le pressentent : elle a aussi rendez-vous avec l'histoire.