C’est ce qu’on appelle prendre une douche froide. Après de longs mois de négociations, des rendez-vous organisés à Paris toutes les semaines depuis février et un travail «titanesque» pour démontrer, dossiers techniques à l’appui, l’intérêt d’inscrire la Corse dans la Constitution, les nationalistes insulaires ne cachent pas leur déception. En cause, le projet d’article constitutionnel présenté il y a quelques semaines par le gouvernement à l’exécutif régional qui est loin (très loin) de convenir aux «natios», au pouvoir en Corse depuis décembre 2015.
«Spéculation»
Forts de deux victoires écrasantes aux régionales et législatives l'an dernier, les nouveaux patrons de l'île espéraient pouvoir faire «un premier pas vers l'autonomie» grâce à la révision constitutionnelle. Las, si le futur article 72-5 de la loi fondamentale mentionne le «statut particulier» de la Corse et prévoit la possibilité «d'adapter les règles», les élus ne disposeront que d'une marge de manœuvre très réduite et devront se plier à un mécanisme «d'habilitation au coup par coup». Bref, «on ne pourra avancer sur rien», déplore le président de l'Assemblée de Corse, l'indépendantiste Jean-Guy Talamoni : «Fiscalité du patrimoine, lutte contre la spéculation immobilière, question de la langue corse : ces problématiques, fondamentales de notre point de vue, ne pourront pas trouver de solution si le texte reste ainsi formulé.»
«C'est une coquille vide, une voiture sans moteur, une omelette sans les œufs… Vous voyez l'idée ? se lamente également le député de deuxième circonscription de Corse-du-Sud, Paul-André Colombani, nationaliste lui aussi. Et ce texte risque de se retrouver gravé dans le marbre. C'est encore pire que si rien n'avait été fait.» La déception est d'autant plus grande dans l'île que l'inscription de la Corse dans la Constitution représente l'unique concession d'Emmanuel Macron aux revendications nationalistes. Lors de sa visite à Bastia et Ajaccio en février, le président de la République avait fermé la porte aux doléances de ceux qu'il avait qualifiés, avec une once de condescendance, «d'élus locaux». Coofficialité de la langue corse, statut de résident, transfert de compétences fiscales, rapprochement des prisonniers «politiques» : c'était donc «non» à tout. Sauf à l'inscription de la Corse dans la Constitution.
Déterminés à tirer leur épingle du jeu, les élus nationalistes s'étaient pourtant investis sur la question institutionnelle. Depuis le début de l'année, les membres des cabinets de l'exécutif et de la présidence de l'Assemblée de Corse planchent à fond sur leurs dossiers ; les trois députés «natios» multiplient les opérations séduction et le lobbying ; les «présidents» Simeoni et Talamoni ne comptent plus les allers-retours à Paris. La droite régionaliste, principale mais faible opposition aux nationalistes à la collectivité de Corse, ne s'y est pas trompée, qui reproche aux élus de délaisser les «vrais problèmes des Corses» au profit d'un bras de fer symbolique avec le gouvernement.
«Il ne faut pas s'étonner que ce soit la soupe à la grimace aujourd'hui, analyse un conseiller de l'exécutif corse. La déception est immense. Parce que les attentes étaient immenses. Et que nous y avons cru, au nouveau monde promis par Macron. Nous avons pensé qu'on pourrait enfin discuter avec un gouvernement qui ne serait pas braqué dans une posture jacobiniste. Au final, ils sont encore plus fermés que les autres et on est très loin du "pacte girondin" promis.»
Avec la présentation du texte, la claque a été si sévère que même le très poli et policé Gilles Simeoni est sorti de son habituelle réserve. Dans un communiqué signé par l'ensemble du conseil exécutif de la collectivité (sorte de minigouvernement corse), qu'il dirige, les quelques lignes du projet d'article sont qualifiées de «déni de démocratie». «Par son attitude, l'Etat crée les conditions d'un blocage et d'une crise politique grave, ceci alors même que la situation n'a jamais été aussi favorable à la mise en œuvre d'une solution politique», poursuit le texte. Certains signes ne trompent pas : le climat entre les nationalistes et le gouvernement Philippe s'est refroidi au point de devenir glacial.
«Comédie»
Auparavant si empressé à prêcher la bonne parole dans les lieux de pouvoir de la capitale, Gilles Simeoni préfère désormais s'occuper des affaires corses en Corse. «C'est une situation de crise aiguë, c'est très grave, précise-t-il à Libération. Paris ne veut pas nous entendre, on verrouille tout en amont et en aval. Non seulement on ne veut pas de l'autonomie, mais on la fossilise, on l'empêche.» Dans un autre style, mais avec la même volonté de manifester son mécontentement, Jean-Guy Talamoni a, pour sa part, décidé de fermer systématiquement sa porte aux ministres en déplacement dans l'île. Histoire de bien faire comprendre qu'il «n'accepte pas la mise en scène du gouvernement et de la présidence» : «On veut nous faire croire qu'il y a eu des discussions, alors que nous n'avons été ni entendus, ni écoutés, râle l'élu indépendantiste. Je ne suis pas un acteur de cinéma, je suis un responsable politique. Je ne suis pas là pour jouer la comédie, je viendrai m'asseoir à la table des négociations, à la condition qu'elles soient réellement ouvertes.»
Pour autant, les «natios» ne s'avouent pas vaincus. «Le match n'est pas fini, assure le député Jean-Félix Acquaviva. Nous ne sommes pas les seuls déçus et il n'est pas sûr que la réforme constitutionnelle aboutisse. Dans ce cas, l'échec ne serait pas de notre ressort, mais de celui d'Emmanuel Macron et de son gouvernement.»